Littérature et Philosophie mêlées. Victor Hugo
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Et puisqu'il résulte de tout ce que nous venons d'écrire que l'art et le théâtre doivent être populaires, qu'on nous permette, pour terminer, d'expliquer en deux mots notre pensée, tout en déclarant que par cette explication nous ne prétendons infirmer ni restreindre rien de ce que nous avons dit plus haut. Sans doute la popularité est le complément magnifique des conditions d'un art bien rempli; mais, en ceci comme en tout, qui n'a que la popularité n'a rien. Et puis, entre popularité et popularité il faut distinguer. Il y a une popularité misérable qui n'est dévolue qu'au banal, au trivial, au commun. Rien de plus populaire en ce sens que la chanson Au clair de la lune et Ah! qu'on est fier d'être français! Cette popularité n'est que de la vulgarité. L'art la dédaigne. L'art ne recherche l'influence populaire sur les contemporains qu'autant qu'il peut l'obtenir en restant dans ses conditions d'art. Et si par hasard cette influence lui est refusée, ce qui est rare en tout temps et en particulier impossible dans le nôtre, il y a pour lui une autre popularité qui se forme du suffrage successif du petit nombre d'hommes d'élite de chaque génération; à force de siècles, cela fait une foule aussi; c'est là, il faut bien le dire, le vrai peuple du génie. En fait de masses, le génie s'adresse encore plus aux siècles qu'aux multitudes, aux agglomérations d'années qu'aux agglomérations d'hommes. Cette lente consécration des temps fait ces grands noms, souvent moqués des contemporains, cela est vrai, mais que la foule, un jour venu, accepte, subit et ne discute plus. Peu d'hommes dans chaque génération lisent avec intelligence Homère, Dante, Shakespeare; tous s'inclinent devant ces colosses. Les grands hommes sont de hautes montagnes dont la cime reste inhabitée, mais domine toujours l'horizon. Villes, collines, plaines, charrues, cabanes, sont au bas. Depuis cinquante ans, douze hommes seulement ont gravi au haut du mont Blanc. Combien peu d'esprits sont montés sur le sommet de Dante et de Shakespeare! Combien peu de regards ont pu contempler l'immense mappemonde qui se découvre de ces hauteurs! Qu'importe! tous les yeux n'en sont pas moins éternellement fixés à ces points culminants du monde intellectuel, montagnes dont la cime est si haute que le dernier rayon des siècles depuis longtemps couchés derrière l'horizon y resplendit encore!
JOURNAL DES IDÉES DES OPINIONS ET DES LECTURES D'UN JEUNE JACOBITE DE 1819
HISTOIRE
Chez les anciens, l'occupation d'écrire l'histoire était le délassement des grands hommes historiques; c'était Xénophon, chef des Dix mille; c'était Tacite, prince du sénat. Chez les modernes, comme les grands hommes historiques ne savaient pas lire, il fallut que l'histoire se laissât écrire par des lettrés et des savants, gens qui n'étaient savants et lettrés que parce qu'ils étaient restés toute leur vie étrangers aux intérêts de ce bas monde, c'est-à-dire à l'histoire.
De là, dans l'histoire, telle que les modernes l'ont écrite, quelque chose de petit et de peu intelligent.
Il est à remarquer que les premiers historiens anciens écrivirent d'après des traditions, et les premiers historiens modernes d'après des chroniques.
Les anciens, écrivant d'après des traditions, suivirent cette grande idée morale qu'il ne suffisait pas qu'un homme eût vécu ou même qu'un siècle eût existé pour qu'il fût de l'histoire, mais qu'il fallait encore qu'il eût légué de grands exemples à la mémoire des hommes. Voilà pourquoi l'histoire ancienne ne languit jamais. Elle est ce qu'elle doit être, le tableau raisonné des grands hommes et des grandes choses, et non pas, comme on l'a voulu faire de notre temps, le registre de vie de quelques hommes, ou le procès-verbal de quelques siècles.
Les historiens modernes, écrivant d'après des chroniques, ne virent dans les livres que ce qui y était, des faits contradictoires à rétablir et des dates à concilier. Ils écrivirent en savants, s'occupant beaucoup des faits et rarement des conséquences, ne s'étendant pas sur les événements d'après l'intérêt moral qu'ils étaient susceptibles de présenter, mais d'après l'intérêt de curiosité qui leur restait encore, eu égard aux événements de leur siècle. Voilà pourquoi la plupart de nos histoires commencent par des abrégés chronologiques et se terminent par des gazettes.
On a calculé qu'il faudrait huit cents ans à un homme qui lirait quatorze heures par jour pour lire seulement les ouvrages écrits sur l'histoire qui se trouvent à la Bibliothèque royale; et parmi ces ouvrages il faut en compter plus de vingt mille, la plupart en plusieurs volumes, sur la seule histoire de France, depuis MM. Royou, Fantin-Désodoards et Anquetil, qui ont donné des histoires complètes, jusqu'à ces braves chroniqueurs, Froissard, Comines et Jean de Troyes, par lesquels nous savons que ung tel jour le roi estoit malade, et que ung tel autre jour un homme se noya dans la Seine.
Parmi ces ouvrages, il en est quatre généralement connus sous le nom des quatre grandes histoires de France; celle de Dupleix, qu'on ne lit plus; celle de Mézeray, qu'on lira toujours, non parce qu'il est aussi exact et aussi vrai que Boileau l'a dit pour la rime, mais parce qu'il est original et satirique, ce qui vaut encore mieux pour des lecteurs français; celle du P. Daniel, jésuite, fameux par ses descriptions de batailles, qui a fait en vingt ans une histoire où il n'y a d'autre mérite que l'érudition, et dans laquelle le comte de Boulainvillers ne trouvait guère que dix mille erreurs; et enfin, celle de Vély, continuée par Villaret et par Garnier.
«Il y a des morceaux bien faits dans Vély, dit Voltaire dont les jugements sont précieux; on lui doit des éloges et de la reconnaissance; mais il faudrait avoir le style de son sujet, et pour faire une bonne histoire de France il ne suffit pas d'avoir du discernement et du goût.»
Villaret, qui avait été comédien, écrit d'un style prétentieux et ampoulé; il fatigue par une affectation continuelle de sensibilité et d'énergie; il est souvent inexact et rarement impartial. Garnier, plus raisonnable, plus instruit, n'est guère meilleur écrivain; sa manière est terne, son style est lâche et prolixe. Il n'y a entre Garnier et Villaret que la différence du médiocre au pire, et si la première condition de vie pour un ouvrage doit être de se faire lire, le travail de ces deux auteurs peut être à juste titre regardé comme non avenu.
Au reste, écrire l'histoire d'une seule nation, c'est oeuvre incomplète, sans tenants et sans aboutissants, et par conséquent manquée et difforme. Il ne peut y avoir de bonnes histoires locales que dans les compartiments bien proportionnés d'une histoire générale. Il n'y a que deux tâches dignes d'un historien dans ce monde, la chronique, le journal, ou l'histoire universelle. Tacite ou Bossuet.
Sous un point de vue restreint, Comines a écrit une assez bonne histoire de France en six lignes: «Dieu n'a créé aucune chose en ce monde, ny hommes, ny bestes, à qui il n'ait fait quelque chose son contraire, pour la tenir en crainte et en humilité. C'est pourquoi il a fait France et Angleterre voisines.»
La France, l'Angleterre et la Russie sont de nos jours les trois géants de l'Europe. Depuis nos récentes commotions politiques, ces colosses ont chacun une attitude particulière; l'Angleterre se soutient, la France se relève, la Russie se lève. Ce dernier empire, jeune encore au milieu du vieux continent, grandit depuis un siècle avec une rapidité singulière. Son avenir est d'un poids immense dans nos destinées. Il n'est pas impossible que sa barbarie vienne un jour retremper notre civilisation, et le sol russe semble tenir en réserve des populations sauvages pour nos régions policées.
Cet avenir de la Russie, si important aujourd'hui pour l'Europe, donne une haute importance à son passé. Pour bien deviner ce que sera ce peuple, on doit étudier soigneusement ce qu'il a été. Mais rien de plus difficile qu'une pareille étude. Il faut marcher comme perdu au milieu d'un chaos de traditions confuses, de récits incomplets, de contes, de contradictions, de chroniques tronquées. Le passé de cette nation est aussi ténébreux que son