Le Ventre de Paris. Emile Zola
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Gavard entrait. Il alla chercher Quenu dans la cuisine, l'air important. Quand il se fut assis de biais sur une petite table de marbre, laissant Florent sur sa chaise, Lisa dans son comptoir, et Quenu adossé contre un demi-porc, il annonça enfin qu'il avait trouvé une place pour Florent, et qu'on allait rire, et que le gouvernement serait joliment pincé!
Mais il s'interrompit brusquement, en voyant entrer mademoiselle Saget, qui avait poussé la porte de la boutique, après avoir aperçu de la chaussée la nombreuse société causant chez les Quenu-Gradelle. La petite vieille, en robe déteinte, accompagnée de l'éternel cabas noir qu'elle portait au bras, coiffée du chapeau de paille noire, sans rubans, qui mettait sa face blanche au fond d'une ombre sournoise, eut un léger salut pour les hommes et un sourire pointu pour Lisa. C'était une connaissance; elle habitait encore la maison de la rue Pirouette, où elle vivait depuis quarante ans, sans doute d'une petite rente dont elle ne parlait pas. Un jour, pourtant, elle avait nommé Cherbourg, en ajoutant qu'elle y était née. On n'en sut jamais davantage. Elle ne causait que des autres, racontait leur vie jusqu'à dire le nombre de chemises qu'ils faisaient blanchir par mois, poussait le besoin de pénétrer dans l'existence des voisins, au point d'écouter aux portes et de décacheter les lettres. Sa langue était redoutée, de la rue Saint-Denis à la rue Jean-Jacques Rousseau, et de la rue Saint-Honoré à la rue Mauconseil. Tout le long du jour, elle s'en allait avec son cabas vide, sous le prétexte de faire des provisions, n'achetant rien, colportant des nouvelles, se tenant au courant des plus minces faits, arrivant ainsi à loger dans sa tête l'histoire complète des maisons, des étages, des gens du quartier. Quenu l'avait toujours accusée d'avoir ébruité la mort de l'oncle Gradelle sur la planche à hacher; depuis ce temps, il lui tenait rancune. Elle était très-ferrée, d'ailleurs, sur l'oncle Gradelle et sur les Quenu; elle les détaillait, les prenait par tous les bouts, les savait « par coeur. » Mais depuis une quinzaine de jours, l'arrivée de Florent la désorientait, la brûlait d'une véritable fièvre de curiosité. Elle tombait malade, quand il se produisait quelque trou imprévu dans ses notes. Et pourtant elle jurait qu'elle avait déjà vu ce grand escogriffe quelque part.
Elle resta devant le comptoir, regardant les plats, les uns après les autres, disant de sa voix fluette:
– On ne sait plus que manger. Quand l'après-midi arrive, je suis comme une âme en peine pour mon dîner… Puis, je n'ai envie de rien… Est-ce qu'il vous reste des côtelettes panées, madame Quenu?
Sans attendre la réponse, elle souleva un des couvercles de l'étuve de melchior. C'était le côté des andouilles, des saucisses et des boudins. Le réchaud était froid, il n'y avait plus qu'une saucisse plate, oubliée sur la grille.
– Voyez de l'autre côté, mademoiselle Saget, dit la charcutière. Je crois qu'il reste une côtelette.
– Non, ça ne me dit pas, murmura la petite vieille, qui glissa toutefois son nez sous le second couvercle. J'avais un caprice, mais les côtelettes panées, le soir, c'est trop lourd… J'aime mieux quelque chose que je ne sois pas même obligée de faire chauffer.
Elle s'était tournée du côté de Florent, elle le regardait, elle regardait Gavard, qui battait la retraite du bout de ses doigts, sur la table de marbre; et elle les invitait d'un sourire à continuer la conversation.
– Pourquoi n'achetez-vous pas un morceau de petit salé? demanda Lisa.
– Un morceau de petit salé, oui, tout de même…
Elle prit la fourchette à manche de métal blanc posée au bord du plat, chipotant, piquant chaque morceau de petit salé. Elle donnait de légers coups sur les os pour juger de leur épaisseur, les retournait, examinait les quelques lambeaux de viande rose, en répétant:
– Non, non, ça ne me dit pas.
– Alors, prenez une langue, un morceau de tête de cochon, une tranche de veau piqué, dit la charcutière patiemment.
Mais mademoiselle Saget branlait la tête. Elle resta là encore un instant, faisant des mines dégoûtées au-dessus des plats; puis, voyant que décidément on se taisait et qu'elle ne saurait rien, elle s'en alla, en disant:
– Non, voyez-vous, j'avais envie d'une côtelette panée, mais celle qui vous reste est trop grasse… Ce sera pour une autre fois.
Lisa se pencha pour la suivre du regard, entre les crépines de l'étalage. Elle la vit traverser la chaussée et entrer dans le pavillon aux fruits.
– La vieille bique! grogna Gavard.
Et, comme ils étaient seuls, il raconta quelle place il avait trouvée pour Florent. Ce fut toute une histoire. Un de ses amis, monsieur Verlaque, inspecteur à la marée, était tellement souffrant, qu'il se trouvait forcé de prendre un congé. Le matin même le pauvre homme lui disait qu'il serait bien aise de proposer lui-même son remplaçant, pour se ménager la place, s'il venait à guérir.
– Vous comprenez, ajouta Gavard, Verlaque n'en a pas pour six mois. Florent gardera la place. C'est une jolie situation… Et nous mettons la police dedans! La place dépend de la préfecture. Hein! sera-ce assez amusant, quand Florent ira toucher l'argent de ces argousins!
Il riait d'aise, il trouvait cela profondément comique.
– Je ne veux pas de cette place, dit nettement Florent. Je me suis juré de ne rien accepter de l'empire. Je crèverais de faim, que je n'entrerais pas à la préfecture. C'est impossible, entendez-vous, Gavard!
Gavard entendait et restait un peu gêné. Quenu avait baissé la