Le Ventre de Paris. Emile Zola
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Le mariage eut lieu le mois suivant. Le quartier le trouva naturel, tout à fait convenable. On connaissait vaguement l'histoire du trésor, la probité de Lisa était un sujet d'éloges sans fin; après tout, elle pouvait ne rien dire à Quenu, garder les écus pour elle; si elle avait parlé, c'était par honnêteté pure, puisque personne ne l'avait vue. Elle méritait bien que Quenu l'épousât. Ce Quenu avait de la chance, il n'était pas beau, et il trouvait une belle femme qui lui déterrait une fortune. L'admiration alla si loin, qu'on finit par dire tout bas que « Lisa était vraiment bête d'avoir fait ce qu'elle avait fait. » Lisa souriait, quand on lui parlait de ces choses à mots couverts. Elle et son mari vivaient comme auparavant, dans une bonne amitié, dans une paix heureuse. Elle l'aidait, rencontrait ses mains au milieu des hachis, se penchait au-dessus de son épaule pour visiter d'un coup d'oeil les marmites. Et ce n'était toujours que le grand feu de la cuisine qui leur mettait le sang sous la peau.
Cependant, Lisa était une femme intelligente qui comprit vite la sottise de laisser dormir leurs quatre-vingt quinze mille francs dans le tiroir de la commode. Quenu les aurait volontiers remis au fond du saloir, en attendant d'en avoir gagné autant; ils se seraient alors retirés à Suresnes, un coin de la banlieue qu'ils aimaient. Mais elle avait d'autres ambitions. La rue Pirouette blessait ses idées de propreté, son besoin d'air, de lumière, de santé robuste. La boutique, où l'oncle Gradelle avait amassé son trésor, sou à sou, était une sorte de boyau noir, une de ces charcuteries douteuses des vieux quartiers, dont les dalles usées gardent l'odeur forte des viandes, malgré les lavages; et la jeune femme rêvait une de ces claires boutiques modernes, d'une richesse de salon, mettant la limpidité de leurs glaces sur le trottoir d'une large rue. Ce n'était pas, d'ailleurs, l'envie mesquine de faire la dame, derrière un comptoir; elle avait une conscience très-nette des nécessités luxueuses du nouveau commerce. Quenu fut effrayé, la première fois, quand elle lui parla de déménager et de dépenser une partie de leur argent à décorer un magasin. Elle haussait doucement les épaules, en souriant.
Un jour, comme la nuit tombait et que la charcuterie était noire, les deux époux entendirent, devant leur porte, une femme du quartier qui disait à une autre:
– Ah bien! non, je ne me fournis plus chez eux, je ne leur prendrais pas un bout de boudin, voyez-vous, ma chère… Il y a eu un mort dans leur cuisine.
Quenu en pleura. Cette histoire d'un mort dans sa cuisine faisait du chemin. Il finissait par rougir devant les clients, quand il les voyait flairer de trop près sa marchandise. Ce fut lui qui reparla à sa femme de son idée de déménagement. Elle s'était occupée, sans rien dire, de la nouvelle boutique; elle en avait trouvé une, à deux pas, rue Rambuteau, située merveilleusement. Les Halles centrales qu'on ouvrait en face, tripleraient la clientèle, feraient connaître la maison des quatre coins de Paris. Quenu se laissa entraîner à des dépenses folles; il mit plus de trente mille francs en marbres, en glaces et en dorures. Lisa passait des heures avec les ouvriers, donnait son avis sur les plus minces détails. Quand elle put enfin s'installer dans son comptoir, on vint en procession acheter chez eux, uniquement pour voir la boutique. Le revêtement des murs était tout en marbre blanc; au plafond, une immense glace carrée s'encadrait dans un large lambris doré et très-orne, laissant pendre, au milieu, un lustre à quatre branches; et, derrière le comptoir, tenant le panneau entier, à gauche encore, et au fond, d'autres glaces, prises entre les plaques de marbre, mettaient des lacs de clarté, des portes qui semblaient s'ouvrir sur d'autres salles, à l'infini, toutes emplies des viandes étalées. À droite, le comptoir, très-grand, fut surtout trouvé d'un beau travail; des losanges de marbre rose y dessinaient des médaillons symétriques. À terre, il y avait, comme dallage, des carreaux blancs et roses, alternés, avec une grecque rouge sombre pour bordure. Le quartier fut fier de sa charcuterie, personne ne songea plus à parler de la cuisine de la rue Pirouette, où il y avait eu un mort. Pendant un mois, les voisines s'arrêtèrent sur le trottoir, pour regarder Lisa, à travers les cervelas et les crépines de l'étalage. On s'émerveillait de sa chair blanche et rosée, autant que des marbres. Elle parut l'âme, la clarté vivante, l'idole saine et solide de la charcuterie; et on ne la nomma plus que la belle Lisa.
À droite de la boutique, se trouvait la salle à manger, une pièce très-propre, avec un buffet, une table et des chaises cannées de chêne clair. La natte qui couvrait le parquet, le papier jaune tendre. La toile cirée imitant le chêne, la rendaient un peu froide, égayée seulement par les luisants d'une suspension de cuivre tombant du plafond, élargissant, au-dessus de la table, son grand abat-jour de porcelaine transparente. Une porte de là salle à manger donnait dans la vaste cuisine carrée. Et, au bout de celle-ci, il y avait une petite cour dallée, qui servait de débarras, encombrée de terrines, de tonneaux, d'ustensiles hors d'usage; à gauche de la fontaine, les pots de fleurs fanées de l'étalage achevaient d'agoniser, le long de la gargouille où l'on jetait les eaux grasses.
Les affaires furent excellentes. Quenu, que les avances avaient épouvanté, éprouvait presque du respect pour sa femme, qui, selon lui, « était une forte tête. » Au bout de cinq ans, ils avaient près de quatre-vingt mille francs placés en bonnes rentes. Lisa expliquait qu'ils n'étaient pas ambitieux, qu'ils ne tenaient pas à entasser trop vite; sans cela, elle aurait fait gagner à son mari « des mille et des cents, » en le poussant dans le commerce en gros des cochons. Ils étaient jeunes encore, ils avaient du temps devant eux; puis, ils n'aimaient pas le travail salopé, ils voulaient travailler à leur aise, sans se maigrir de soucis, en bonnes gens qui tiennent bien à vivre.
– Tenez, ajoutait Lisa, dans ses heures d'expansion, j'ai un cousin à Paris… Je ne le vois pas, les deux familles sont brouillées. Il a pris le nom de Saccard, pour faire oublier certaines choses… Eh bien, ce cousin, m'a-t-on dit, gagne des millions. Ça ne vit pas, ça se brûle le sang, c'est toujours par voies et par chemins, au milieu de trafics d'enfer. Il est impossible, n'est-ce pas? que ça mange tranquillement son dîner, le soir. Nous autres, nous savons au moins ce que nous mangeons, nous n'avons pas ces tracasseries. On n'aime l'argent que parce qu'il en faut pour vivre. On tient au bien-être, c'est naturel. Quant à gagner pour gagner, à se donner plus de mal qu'on ne goûtera ensuite de plaisir, ma parole, j'aimerais mieux me croiser les bras… Et puis, je voudrais bien les voir ses millions, à mon cousin. Je ne crois pas aux millions comme ça. Je l'ai aperçu, l'autre jour, en voiture; il était tout jaune, il avait l'air joliment sournois. Un homme qui gagne de l'argent n'a pas une mine de cette couleur-là. Enfin, ça le regarde… Nous préférons ne gagner que cent sous, et profiter des cent sous.
Le ménage profitait, en effet. Ils avaient eu une fille, dès la première année de leur mariage. À eux trois, ils réjouissaient les yeux. La maison allait largement, heureusement, sans trop de fatigue, comme le voulait Lisa. Elle avait soigneusement écarté toutes les causes possibles de trouble, laissant couler les journées au milieu de cet air gras, de cette prospérité alourdie. C'était un coin de bonheur raisonné, une mangeoire confortable, où la mère, le père et la fille s'étaient mis à l'engrais. Quenu seul avait des tristesses parfois, quand il songeait à son pauvre Florent. Jusqu'en 1856, il reçut des lettres de lui, de loin en loin. Puis, les lettres cessèrent; il apprît par un journal que trois déportés avaient voulu s'évader du l'île du Diable et s'étaient noyés avant d'atteindre la côte. À la préfecture de police, on ne put lui donner de renseignements précis; son frère devait être mort. Il conserva pourtant quelque espoir; mais les mois se passèrent. Florent, qui battait la Guyane hollandaise, se gardait d'écrire, espérant toujours rentrer en France. Quenu finit par le pleurer comme un mort auquel on n'a pu dire adieu. Lisa ne connaissait pas Florent. Elle trouvait de très-bonnes paroles toutes les fois que son mari se désespérait devant elle; elle le laissait lui raconter pour la centième fois des histoires de jeunesse, la grande chambre de la rue Royer-Collard, les trente-six métiers qu'il avait appris, les friandises qu'il faisait cuire dans le poêle, tout habillé de blanc, tandis que Florent était tout habillé de noir. Elle l'écoutait tranquillement, avec des complaisances infinies.
Ce fut au milieu de ces joies sagement cultivées et mûries que Florent