Le Rêve. Emile Zola
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Cependant, les semaines, les mois coulaient. Deux années s'étaient passées, Angélique avait quatorze ans et devenait femme.
Quand elle lisait la Légende, ses oreilles bourdonnaient, le sang battait dans les petites veines bleues de ses tempes; et, maintenant, elle se prenait d'une tendresse fraternelle pour les vierges.
Virginité est sœur des anges, possession de tout bien, défaite du diable, seigneurie de foi. Elle donne la grâce, elle est l'invincible perfection. Le Saint-Esprit rend Luce si pesante, que mille hommes et cinq paires de bœufs, sur l'ordre du proconsul, ne peuvent la traîner à un mauvais lieu. Un gouverneur, qui veut embrasser Anastasie, devient aveugle. Dans les supplices, la candeur des vierges éclate, leurs chairs très blanches, labourées par les peignes de fer, laissent ruisseler des fleuves de lait, au lieu de sang. À dix reprises, revient l'histoire de la jeune chrétienne, fuyant sa famille, cachée sous une robe de moine, qu'on accuse d'avoir mis à mal une fille du voisinage, qui souffre la calomnie sans se disculper, puis qui triomphe, dans la brusque révélation de son sexe innocent. Eugénie est ainsi amenée devant un juge, reconnaît son père, déchire sa robe et se montre. Éternellement, le combat de la chasteté recommence, toujours les aiguillons renaissent. Aussi la peur de la femme est-elle la sagesse des saints. Ce monde est semé de pièges, les ermites vont au désert, où il n'y a pas de femmes.
Ils luttent effroyablement, se flagellent, se jettent nus dans les ronces et sur la neige. Un solitaire, aidant sa mère à traverser un gué, se couvre les doigts de son manteau. Un martyr, attaché, tenté par une fille, coupe avec les dents sa langue, qu'il lui crache au visage. François déclare qu'il n'a pas de plus grand ennemi que son corps. Bernard crie au voleur! au voleur! pour se défendre contre une dame, son hôtesse. Une femme, à qui le pape Léon donne l'hostie, le baise à la main; et il se tranche le poignet, et la Vierge Marie remet la main en place. Tous glorifient la séparation des époux. Alexis, très riche, marié, instruit sa femme dans la chasteté, puis s'en va. On ne s'épouse que pour mourir. Justine, tourmentée à la vue de Cyprien, résiste, le convertit, et marche avec lui au supplice. Cécile, aimée d'un ange, révèle ce secret, le soir des noces, à Valérien, son mari, qui veut bien ne pas la toucher et recevoir le baptême, afin de voir l'ange. «Il trouva en sa chambre Cécile parlant à l'ange, et l'ange tenait en sa main deux couronnes de roses, et les bailla lune à Cécile et l'autre à Valérien, et dit: Gardez ces couronnes du cœur et de corps sans macule.» La mort est plus forte que l'amour, c'est un défi de l'existence. Hilaire prie Dieu d'appeler au ciel sa fille Apia, pour qu'elle ne se marie point; elle meurt, et la mère demande au père de la faire appeler également; ce qui est fait. La Vierge Marie, elle-même, enlève aux femmes leurs fiancés. Un noble, parent du roi de Hongrie, renonce à une jeune fille d'une beauté merveilleuse, dès que Marie entre en lutte. «Soudainement apparut notre Dame à lui disant: Si je suis si belle comme tu dis, pourquoi me laisses-tu pour une autre?» et il se fiance à elle.
Parmi toutes ces saintes, Angélique eut ses préférées, celles dont les leçons allaient jusqu'à son cœur, qui la touchaient au point de la corriger. Ainsi, la sage Catherine, née dans la pourpre, l'enchantait par la science universelle de ses dix-huit ans, lorsqu'elle dispute avec les cinquante rhéteurs et grammairiens, que lui oppose l'empereur Maxime. Elle les confond, les réduit au silence. «Ils furent ébahis et ne surent que dire, mais se turent tous. Et l'empereur les blâma pour ce qu'il se soient laissaient vaincre si laidement d'une pucelle.» Les, cinquante alors vont lui déclarer qu'ils se convertissent. «Et donc quant le tyran entendit ceci, il fut tout pris de grande forcenerie et commanda qu'il fussent tous amenés au milieu de la cité.» À ses yeux, Catherine était la savante invincible, aussi fière et éclatante de sagesse que de beauté, celle qu'elle aurait voulu être, pour convertir les hommes et se faire nourrir en prison par une colombe, avant d'avoir la tête tranchée. Mais surtout Élisabeth, la fille du roi de Hongrie, lui devenait un continuel enseignement. À chacune des révoltes de son orgueil, lorsque la violence l'emportait, elle songeait à ce modèle de douceur et de simplicité, pieuse à cinq ans, refusant de jouer, se couchant par terre pour rendre hommage à Dieu, plus tard épouse obéissante et mortifiée du landgrave de Thuringe, montrant à son époux un visage gai que des larmes inondaient toutes les nuits, enfin veuve continente, chassée de ses États, heureuse de mener la vie d'une pauvresse. «Sa vesture estoit si vile quelle portoit ung manteau gris alonge de autre couleur de drap. Les manches de sa cotte estoient rompues et ramendées d'autre couleur.» Le roi, son père, l'envoie chercher par un comte. «Et quant le comte la veit en tel habit et fillant, il se escria de douleur et de merveilles, et dist: Oncques fille de roy ne apparut en tel habit, ne ne fut veue filler laine.» Elle est la parfaite humilité chrétienne qui vit de pain noir avec les mendiants, panse leurs plaies sans dégoût, porte leurs vêtements grossiers, dort sur la terre dure, suit les processions pieds nus.
«Elle lavoit aucunes fois les escueles et les vaisseaulx de la cuysine, et se mussoit et cachoit que les chambrieres ne l'en détournassent, et disoit: Si je eusse trouve une autre vie plus despite, je leusse prinse.» De sorte qu'Angélique, raidie de colère autrefois, lorsqu'on lui faisait laver la cuisine, s'ingéniait maintenant à des besognes basses, quand elle se sentait tourmentée du besoin de domination. Enfin, plus que Catherine, plus qu'Élisabeth, plus que toutes, une sainte lui était chère, Agnès, l'enfant martyre. Son cœur tressaillait, en la retrouvant dans la Légende, cette vierge, vêtue de sa chevelure, qui l'avait protégée sous la porte de la cathédrale. Quelle flamme de pur amour! comme elle repousse le fils du gouverneur qui l'accoste au sortir de l'école! «Da! hors de moy, pasteur de mort, commencement de peche et nourrissement de felonie.» Comme elle célèbre l'amant! «Jayme celluy duquel la mere est Vierge et le pere ne congneut oncque femme, de la beaulte duquel le soleil et lune sesmerveillent, par l'odeur duquel les morts revivent.» Et, quand Aspasien commande qu'on lui mette «ung glayve parmy la gorge», elle monte au paradis s'unir à «son espoux blanc et vermeil». Depuis quelques mois surtout, à des heures troubles, lorsque des chaleurs de sang lui battaient les tempes, Angélique l'évoquait, l'implorait; et, tout de suite, il lui semblait être rafraîchie. Elle la voyait continuellement à son entour, elle se désespérait de faire souvent, de penser des choses, dont elle la sentait fâchée. Un soir qu'elle se baisait les mains, ainsi qu'elle en prenait parfois encore le plaisir, elle devint brusquement très rouge et se tourna, confuse, bien qu'elle fût seule, ayant compris que la sainte l'avait vue.
Agnès était la gardienne de son corps.
À quinze ans, Angélique fut ainsi une adorable fille. Certes, ni la vie cloîtrée et travailleuse, ni l'ombre douce de la cathédrale, ni la Légende aux belles saintes, n'avaient fait d'elle un ange, une créature d'absolue perfection. Toujours des fougues l'emportaient, des fautes se déclaraient, par des échappées imprévues, dans des coins d'âme qu'on avait négligé de murer.
Mais elle se montrait si honteuse alors, elle aurait tant voulu être parfaite! et elle était si humaine, si vivante, si ignorante et pure au fond! En revenant d'une des grandes courses que les Hubert se permettaient deux fois l'an, le lundi de la Pentecôte et le jour de l'Assomption, elle avait arraché un églantier, puis s'était amusée à le replanter dans l'étroit jardin. Elle le taillait, l'arrosait; il y repoussait plus droit, il y donnait des églantines plus larges, d'une odeur fine; ce qu'elle guettait, avec sa passion habituelle,