Les mystères d'Udolphe. Анна Радклиф
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Emilie répondit après un moment de silence: Je serai sincère avec vous; vous voyez ma position, et, j'en suis sûre, vous vous y conformerez. Je vis ici dans la maison qui fut celle de mon père; mais j'y vis seule. Je n'ai plus, hélas! de parents dont la présence puisse autoriser vos visites…
–Je n'affecterai pas de ne pas sentir cette vérité, dit Valancourt. Puis il ajouta tristement: Mais qui me dédommagera de ce que me coûte ma franchise? Au moins, consentirez-vous que je me présente à votre famille?
Emilie, confuse, hésitait à répliquer; elle en sentait la difficulté. Son isolement, sa situation, ne lui laissaient pas un ami dont elle pût recevoir un conseil. Madame Chéron, sa seule parente, n'était occupée que de ses propres plaisirs, ou se trouvait tellement offensée de la répugnance d'Emilie à quitter la vallée, qu'elle semblait ne plus songer à elle.
–Ah! je le vois, dit Valancourt après un long silence; je vois que je me suis trop flatté. Vous me jugez indigne de votre estime. Fatal voyage! je le regardais comme la plus heureuse époque de ma vie: ces jours délicieux empoisonneront mon avenir.
Le désespoir se peignait dans tous ses traits. Emilie en fut attendrie.
–Vous ne savez pas, lui dit-il, quels tourments j'ai soufferts près de vous, lorsque sans doute, si vous m'honoriez d'une pensée, vous deviez me croire bien loin d'ici. Je n'ai cessé d'errer toutes les nuits autour de ce château, dans une obscurité profonde; il m'était délicieux de savoir que j'étais enfin près de vous. Je jouissais de l'idée que je veillais autour de votre retraite, et que vous goûtiez le sommeil: ces jardins ne me sont pas nouveaux. Un soir j'avais franchi la haie, je passai une des heures les plus heureuses de ma vie, sous la fenêtre que je croyais la vôtre.
La conversation se prolongeait sans qu'ils songeassent à la fuite des instants. Valancourt, à la fin, parut se recueillir. Il faut que je parte, dit-il tristement, mais c'est avec l'espérance de vous revoir, et celle d'offrir mes respects à votre famille: que votre bouche me confirme cet espoir.—Mes parents se féliciteront toujours de connaître un ancien ami de mon père, dit Emilie. Valancourt lui baisa la main; il restait encore sans pouvoir s'éloigner; Emilie se taisait; ses yeux étaient baissés, et ceux de Valancourt demeuraient attachés sur elle. En ce moment, des pas précipités se firent entendre derrière le platane. Emilie, tournant doucement la tête, aperçut tout à coup madame Chéron: elle rougit, un tremblement subit s'empara d'elle; elle se leva pourtant pour aller au-devant de sa tante. Bonjour, ma nièce, dit madame Chéron en jetant un regard de surprise et de curiosité sur Valancourt, bonjour, ma nièce, comment vous portez-vous? Mais la question n'est pas nécessaire, et votre figure indique assez que vous avez déjà pris votre parti sur votre perte.
–Ma figure, en ce cas, me fait injure, madame; la perte que j'ai faite ne peut jamais se réparer.
–Bon, bon! je ne veux point vous chagriner. Vous me paraissez tout comme votre père… et certes il aurait été bien heureux pour lui, le pauvre homme, qu'il eût été d'un caractère différent!
Elle ne répliqua point, et lui présenta Valancourt affligé. Il salua respectueusement; madame Chéron lui rendit une révérence courte, et le regarda d'un air dédaigneux. Après quelques moments, il prit congé d'Emilie d'un air qui lui témoignait assez la douleur de s'éloigner d'elle, et de la laisser dans la société de madame Chéron.
Quel est ce jeune homme? dit madame Chéron avec un ton aigre; un de vos adorateurs, je suppose? Mais je vous croyais, ma nièce, un trop juste sentiment des convenances pour recevoir les visites d'un jeune homme dans l'état d'isolement où vous êtes. Le monde observe de pareilles fautes; on en parlera, c'est moi qui vous le dis.
Emilie, offensée d'une si violente sortie, aurait bien voulu l'interrompre, mais madame Chéron continua: Il est fort nécessaire que vous vous trouviez sous la direction d'une personne plus en état de vous guider que vous-même.
A la vérité, j'ai peu de loisir pour une tâche semblable; néanmoins, puisque votre pauvre père m'a demandé à son dernier moment de surveiller votre conduite, je suis obligée de m'en charger; mais sachez bien, ma nièce, que si vous ne vous déterminez pas à la plus grande docilité, je ne me tourmenterai pas longtemps à votre sujet.
Emilie n'essaya point de répondre. La douleur, l'orgueil, le sentiment de son innocence, la continrent jusqu'au moment où la tante ajouta: Je suis venue vous chercher pour vous mener à Toulouse. Je suis fâchée, après tout, que votre père soit mort avec si peu de fortune. Quoi qu'il en soit, je vous prendrai dans ma maison. Il fut toujours plus généreux que prévoyant, votre père: autrement il n'eût pas laissé sa fille à la merci de ses parents.
–Aussi ne l'a-t-il pas fait, dit Emilie avec sang-froid. Le dérangement de sa fortune ne vient pas entièrement de cette noble générosité qui le distinguait: les affaires de M. Motteville peuvent se liquider, je l'espère, sans ruiner ses créances, et jusqu'à ce moment je me trouverai fort heureuse de résider à la vallée.
–Je n'en doute pas, dit madame Chéron avec un sourire plein d'ironie, je n'en doute pas; et je vois combien la tranquillité, la retraite, ont été salutaires au rétablissement de vos esprits. Je ne vous croyais pas capable, ma nièce, d'une duplicité comme celle-là. Quand vous me donniez une telle excuse, j'y croyais bonnement; je ne m'attendais sûrement pas à vous trouver un compagnon aussi aimable que ce M. la Val… J'ai oublié son nom.
Emilie ne pouvait plus longtemps endurer ces indignités. Mon excuse était fondée, madame, lui dit-elle, et plus que jamais j'apprécie aujourd'hui la retraite que je désirais alors. Si le but de votre visite est seulement d'ajouter l'insulte aux chagrins de la fille de votre frère, vous auriez pu me l'épargner.
–Et quel est-il, ce jeune aventurier, je vous prie? dit madame Chéron; quelles sont ses prétentions?—Il vous les expliquera, madame, dit Emilie: mon père le connaissait; je le crois sans reproche.
–Alors c'est un cadet, s'écria la tante, et de droit un mendiant! Ainsi donc, mon frère se prit de passion pour ce jeune homme, en quelques jours seulement: mais le voilà bien. Dans sa jeunesse, il prenait inclination, aversion, sans qu'on en pût deviner la cause, et j'ai remarqué même que les gens dont il s'éloignait étaient toujours bien plus aimables que ceux dont il s'engouait; mais on ne dispute pas des goûts. Il était dans l'usage de se fier beaucoup à la physionomie; c'est un ridicule enthousiasme. Qu'est-ce que le visage d'un homme a de commun avec son caractère? un homme de bien pourra-t-il s'empêcher d'avoir une figure désagréable? Madame Chéron débita cette sentence avec l'air triomphant d'une personne qui croit avoir fait une grande découverte, qui s'en applaudit, et qui n'imagine pas qu'on puisse lui répliquer.
Emilie, qui désirait finir cet entretien, pria sa tante d'accepter quelques rafraîchissements. Madame Chéron la suivit au château, mais sans se désister d'un sujet qu'elle traitait avec tant de complaisance pour elle-même, et si peu d'égards pour sa nièce.
En entrant au château, madame Chéron lui dit de s'arranger pour prendre la route de Toulouse, et déclara qu'elle voulait partir dans quelques heures. Emilie la conjura de différer du moins jusqu'au lendemain; elle eut de la peine à l'obtenir.
Hélas! lui dit Thérèse, vous allez donc partir! Si j'en puis juger, vous seriez plus heureuse ici que vous ne le serez où l'on vous mène. Emilie ne répondit point.
Rentrée chez elle, elle regarda de sa fenêtre et vit le jardin faiblement éclairé de la lune qui s'élevait au-dessus des figuiers. La beauté calme de la nuit augmenta le désir qu'elle avait de goûter une triste jouissance en faisant