Les trois Don Juan. Guillaume Apollinaire

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Les trois Don Juan - Guillaume Apollinaire

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style="font-size:15px;">      «Me ferez-vous la grâce, Don Juan, lui dit Elvire, de vouloir bien me reconnaître, et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté?

      –Madame, je vous avoue que je suis surpris et que je ne vous attendais pas ici.

      –Oui, je vois bien que vous ne m'attendiez pas, et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je ne l'espérais, et la manière dont vous le paraissez me persuade pleinement de ce que je refusais de croire. J'admire la simplicité et la faiblesse de mon cœur à douter d'une trahison que tant d'apparences me confirmaient… Mes justes soupçons chaque jour avaient beau me parler, j'en rejetais la voix qui vous rendait criminel à mes yeux et j'écoutais avec plaisir mille chimères ridicules qui vous peignaient innocent à mon cœur; mais enfin cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d'œil qui m'a reçue m'apprend bien plus de choses que je ne voudrais en savoir. Je serais bien aise pourtant d'ouïr de votre bouche les raisons de votre départ… Parlez, Don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier.

      –Madame, voilà Ciutti qui sait pourquoi je suis parti.»

      Ciutti fut fort inquiet de se voir mis en cause.

      «Moi, seigneur, glissa-t-il à son maître à l'oreille, je n'en sais rien, s'il vous plaît.

      –Eh bien! Ciutti, parlez, faisait à haute voix Don Juan qui n'avait pas l'air d'entendre…

      –Parlez, Ciutti, reprit Doña Elvire, il n'importe de quelle bouche j'entende ces raisons.

      –Allons, parle, maraud…»

      Pressé de questions et voyant que, de toutes façons, l'affaire tournerait mal pour lui, Ciutti se décida à prendre une mine innocente:

      «Madame, dit-il, les conquérants, Alexandre et autres mondes sont causes de notre départ. Voilà, monsieur, tout ce que je puis dire.

      –Vous plaît-il, Don Juan, répondit Doña Elvire, d'éclaircir ces beaux mystères…

      –Madame, fit, assez penaud, le coupable, à vous dire la vérité…

      –Ah! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses! J'ai pitié de voir votre confusion. Que ne vous armez-vous le front d'une noble effronterie? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m'aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n'est capable de vous détacher de moi que la mort? Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière importance vous ont obligé à partir sans m'en donner avis; qu'il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n'ai qu'à m'en retourner d'où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu'il vous sera possible; qu'il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu'éloigné de moi vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme? Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes.

      –Je vous avoue, madame, que je n'ai point le talent de dissimuler et que je porte un cœur sincère. Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous et que je brûle de vous rejoindre, puisqu'enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir, non point pour les raisons que vous pouvez vous figurer, mais pour un motif de conscience, et pour ne croire pas qu'avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il est mal d'avoir, avant la date, consommé un hymen. C'est profaner le sacrement de mariage. Une telle insulte aux lois divines et humaines ne se saurait trop expier. Notre union, madame, eût été malheureuse et maudite. Oui, le repentir m'a pris, et je crains le courroux céleste…

      –Ah! scélérat; c'est maintenant que je le connais tout entier, et, pour mon malheur, je te connais lorsqu'il n'en est plus temps et qu'une telle connaissance ne peut plus servir qu'à me désespérer; mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le même Ciel dont tu te joues me saura venger de la perfidie…

      –Que penses-tu du Ciel, Ciutti?

      –Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres, répondit le valet qui tremblait en même temps du blasphème qu'il était obligé de proférer.

      –Il suffit, reprit Doña Elvire, qui avait retrouvé sa fierté par tant d'impudence; je ne veux pas en ouïr davantage et m'accuse même d'en avoir trop entendu. C'est une lâcheté que de se faire trop expliquer sa honte, et sur un tel sujet un noble cœur, au premier mot, doit prendre son parti. N'attends pas que j'éclate ici en reproches et en injures: non, non, je n'ai point un courroux à s'exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l'outrage que tu me fais. Et si le Ciel n'a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d'une femme offensée.»

      Don Juan eut en effet maille à partir avec les frères et cousins de Doña Elvire qui s'étaient ligués contre lui. Mais il sauva inopinément l'un d'eux d'une attaque de brigands, en blessa un autre en duel et put ainsi gagner quelque temps.

      CHAPITRE VI

      LA STATUE DU COMMANDEUR

      Visite au cimetière.—Le badinage de Don Juan.—L'invitation.—M. Domingo.—Le souper.—L'orgie.—Les toasts.—La statue de pierre.—Don Juan aux enfers.

      Cependant le châtiment approchait. Don Juan était de tous considéré comme un fléau, mais grâce à son courage, à sa ruse, à sa haute naissance, personne ne pouvait l'abattre. Il s'était habitué à l'impunité, et plus rien ne l'eût fait reculer.

      La fantaisie le prit un jour de visiter le cimetière de Séville, où repose tout ce qui porta un nom en Castille. Et sur chaque tombe, au grand scandale de Ciutti, il plaisantait des exploits de l'un, des fautes oubliées d'une autre. La vue d'un magnifique mausolée qu'il n'avait pas remarqué encore le surprit:

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