Les trois Don Juan. Guillaume Apollinaire
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Читать онлайн книгу Les trois Don Juan - Guillaume Apollinaire страница 11
«Sœur tourière, lui dit-elle, allez donc quérir Doña Inès et sa duègne. Elles ont quitté la chambre.»
La tourière sortit.
«Elles ont quitté la chambre? reprit Don Gonzalo avec inquiétude.
–Oui, elles sont sorties l'une et l'autre, je ne sais pourquoi.»
À cet instant, Don Gonzalo aperçut la lettre qui traînait à terre. Il la prit et l'examina:
«Malédiction! s'écria-il soudain… Mes inquiétudes me le criaient! Lisez, ma mère: Inès de mon âme.» Signé Don Juan. Voici la preuve écrite. Tandis que vous priiez Dieu pour elle, le Diable est venu qui l'a enlevée!
La tourière accourait à ce moment.
«Madame! madame! Je n'ai pas retrouvé Doña Inès. Mais tout à l'heure un homme a escaladé avec une échelle le mur du jardin.
–C'est bien lui! fit le commandeur. Je pars… Malheur à moi!
–Où allez-vous, commandeur?
–Sotte! À la poursuite de mon honneur que vous avez laissé voler!»
Avec l'aide de son valet Ciutti, Don Juan avait fait transporter Inès dans sa maison de campagne, aux proches environs de Séville, dans un paysage enchanteur. C'est là que la jeune fille reprit ses sens. Brigitte était auprès d'elle.
«Où suis-je? dit-elle.
–Dans la maison de Don Juan.
–La maison de Don Juan n'est pas un lieu convenable pour moi: Je suis noble! Brigitte. Viens. Il faut partir d'ici.
–Don Juan va revenir, Don Juan qui vous a sauvée de la mort du cloître…
–Oui, mais il m'a empoisonné le cœur.
–Vous l'aimez donc?
–Je ne sais; mais, par pitié, fuyons, fuyons au plus vite cet homme au seul nom duquel je sens se dérober mon cœur…
–Vous l'aimez?
–Certes, si cela est de l'amour, je l'aime, mais je sais aussi que cette passion me déshonore. Si mon faible cœur m'entraîne vers Don Juan, mon honneur et mon devoir m'éloignent de lui. Partons donc d'ici avant qu'il ne revienne: la force me manquerait si je le voyais à mes côtés. Partons. Mon père, Don Gonzalo, me recevra.
–Mais Juan s'est rendu auprès de Don Gonzalo pour lui demander son pardon et sa parole.
–Est-ce vrai?
–Du reste, voici un bruit de rames sur le Guadalquivir. N'entendez-vous point? C'est la barque de Don Juan.»
C'était lui en effet. Il sauta légèrement du frêle bateau et, en un instant, fut auprès d'Inès. Minuit venait de sonner. Le silence était tombé sur la campagne et sur le fleuve…
«Où est Don Gonzalo? lui dit Inès.
–À cette heure, répondit Juan, il dort tranquillement. Je n'ai pu le joindre, mais l'ai rassuré par un message.
–Que lui avez-vous dit?
–Que vous étiez en sûreté sous ma garde, respirant les saines brises de la campagne…»
Don Juan prit la main d'Inès.
«Calme-toi donc, ma vie. Repose ici et pour un instant oublie la sombre prison de ton couvent. Ah! n'est-il pas vrai, ange d'amour, que sur ce rivage solitaire l'air est meilleur, la lune brille d'un éclat plus pur? Ces bises qui passent, pleines des doux parfums des fleurs champêtres, ces eaux calmes et limpides, ces forêts qui chantent doucement en attendant l'aurore, ne respirent-elles point l'amour?
«Écoute mes paroles, Inès. Elles respirent aussi l'amour. De tes yeux coulent deux perles liquides. Permets-moi de les boire, agenouillé devant toi. Oui, vois, ce cœur inconstant est devenu à jamais ton esclave.
–Taisez-vous, pour Dieu, Don Juan, reprit Inès… par pitié, taisez-vous… En vous écoutant, il me semble que la folie trouble mon cerveau et que mon pauvre cœur à moi brûle. Oh! dites-moi seulement que vous ne m'avez pas donné à boire un philtre infernal…
–Je t'ai donné la sincérité de mon âme.
–Assez, assez, Don Juan… Je ne pourrais plus résister. Oh! je sens que je vais à vous comme ce fleuve va à la mer. Pitié! pitié! Don Juan! Arrache-moi le cœur ou aime-moi parce que je t'adore!
–Mon cœur, cette parole change mon être au point de me laisser espérer que l'Éden s'ouvrira pour moi. Non, Doña Inès, ce n'est pas Satan qui m'inspire cet amour, c'est Dieu qui veut sans doute par toi me gagner à lui… Bannis toute inquiétude, à tes pieds je me sens capable de vertu. Oui, mon orgueil, je te le promets, s'inclinera devant le bon commandeur. Il m'accordera ta main ou n'aura qu'à me tuer.
–Don Juan de mon cœur!
–Silence! Avez-vous entendu… Une barque vient d'aborder. Je vois des hommes qui se dirigent vers la maison. Veuillez m'attendre quelques instants.»
Mais le valet de Don Juan, Ciutti, accourait. Il rencontra son maître qui descendait au grand salon d'entrée, mal éclairé aux chandelles.
«Seigneur, sauvez votre vie, lui dit-il.
–Qu'y a-t-il?
–Le commandeur arrive avec des gens armés.
–Laisse-le entrer, lui seulement…
–Mais, seigneur…
–Obéis-moi…»
Mais déjà Don Gonzalo, bousculant violemment la porte, venait de pénétrer dans la salle.
«Où est-il ce traître?» criait-il, agitant son épée.
Don Juan s'avança:
«Me voici, dit-il, mais faites attendre, je vous prie, ces gens à la porte!»
Le commandeur, étonné de ce calme, fit signe à sa troupe de demeurer au dehors. Alors Don Juan s'avança et poliment mit un genou à terre devant Don Gonzalo.
«Me voici à tes pieds.
–Tu es donc vil jusque dans tes crimes, Don Juan?
–Retiens ta langue, vieillard, et écoute-moi un instant.
–Comment les paroles pourraient-elles effacer ce que la main a écrit sur ce papier? Aller surprendre, infâme, l'extrême candeur de celle qui ne pouvait soupçonner le poison contenu dans ces lignes! Verser traîtreusement dans son âme chaste le fiel qui déborde de ton âme sans foi ni vertu. Vouloir ainsi ternir l'éclatante pureté de mon blason comme s'il était une guenille dédaignée d'un marchand. Est-ce là, Tenorio, le courage dont tu te vantes? Est-ce là cette audace proverbiale que t'attribue le vulgaire craintif? Avec les vieillards et les jeunes filles tu en fais étalage, et pourquoi? vive Dieu! pour venir ensuite lécher leurs pieds et prouver ainsi que tu manques à