Les trois Don Juan. Guillaume Apollinaire
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Sans autre discours, Juan mit ses lèvres sur les siennes. Ses mains chiffonnaient la dentelle. Isabelle ne résista bientôt plus.
«Octavio, par ici, vous pourrez sortir plus sûrement, dit-elle, quand ils se furent relevés.
–Oui, mon adorée. Ah! quand viendra le jour des épousailles?
–Je veux aller chercher une lumière.
–Pourquoi?
–Pour voir encore mon très cher amour.
–J'éteindrai la lumière.
–Oh! ciel, qui es-tu? Cette voix! Qui es-tu?
–Qui je suis? Un homme sans nom.
–Au secours!… Vous n'êtes pas le duc?
–Non.
–Au secours! Au secours!
–Contenez-vous, duchesse, et donnez-moi la main.
–Ne me retiens pas, misérable! Holà! valets, au secours!»
Le roi, qui aimait, en bon maître de maison, à faire un petit tour dans ses appartements avant que de faire ses dévotions nocturnes et se mettre au lit, accourut à ces cris de détresse. Peu mondain, du reste, il n'avait jamais remarqué la physionomie de Don Juan.
–Que signifient ces appels désespérés? fit-il majestueusement.
–Le roi! le roi! se lamentait Isabelle. Quelle malheureuse je suis!
–Qui êtes-vous? reprenait d'un ton sévère le monarque.
–Qui? Un homme et une femme», répondit Juan.
Le roi, dont la devise était en politique aussi bien que dans le privé: «Pas d'histoires!» jugea qu'il fallait être prudent. Il fit semblant de ne point voir la duchesse et se contenta de dire:
«Holà! mes gardes! saisissez-vous de cet homme!»
Don Jorge, qui venait lui-même de changer la garde du palais—un bon militaire ne doit point négliger le détail—accourut à cet instant à la porte.
«Don Jorge Tenorio, dit le roi, je vous charge de ces prisonniers. Apprenez qui ils sont. Mais agissez secrètement. Je crois à une mauvaise affaire. Je ne serai rassuré que quand je les saurai en votre pouvoir!»
«Emparez-vous de cet homme, dit Don Jorge.
–Qui osera? répondit Juan toujours demi caché sous son manteau.
–Tuez-le, reprit Don Jorge, s'il résiste.
–Je suis prêt à mourir! Je suis gentilhomme de l'ambassade d'Espagne!»
Don Jorge à cet instant commença de se méfier. Il avait cru reconnaître la voix.
«Éloignez-vous, dit-il à ses gardes… Retirez-vous tous dans la chambre voisine avec cette femme.
«C'est donc toi, malheureux, dit-il à son neveu qu'il venait enfin de reconnaître. Eh bien! tu me mets dans une jolie position! Que se passe-t-il?
–Il se passe ceci que j'ai trompé et possédé la duchesse Isabelle.
–Et comment?
–J'ai dû feindre d'être le duc Octavio.
–De plus en plus grave! Tu n'as donc pas assez des filles de cour et de basse-cour? La duchesse! Écoute. Tu vas sauter par ce balcon.
–Votre bonté me donne des ailes.
–Et ensuite par le premier bateau tu fileras en Sicile ou ailleurs.
–En Espagne par exemple! Allons, tout n'est pas perdu!
–Et mon prestige? Moi, avoir laissé échapper un prisonnier, moi chef de la mission militaire extraordinaire?»
Mais Don Juan avait déjà escaladé d'un pied agile le balcon et sauté au dehors.
«Mes ordres sont-ils exécutés? dit le roi qui revenait.
–J'ai exécuté, Seigneur, reprit Don Jorge, votre vigoureuse et droite justice. L'homme…
–Est mort?
–Non, il a échappé à la fureur des épées.
–Et par quel moyen?
–Voici. À peine aviez-vous donné vos ordres que, sans chercher à s'excuser, le fer à la main, il roula son manteau autour de son bras et avec une grande prestesse, attaquant les soldats, parvint jusqu'au balcon d'où, en désespéré il se jeta dans le jardin. Mes soldats le retrouvèrent à terre, baigné de sang, agonisant. Ils s'apprêtaient à l'emporter, quand, soudain, avec une telle promptitude que j'en demeurai interdit, il s'échappa…
–C'est du joli! Et la femme?
–La femme dont vous apprendrez le nom avec étonnement, la duchesse Isabelle, retirée dans cette chambre, assure que c'est le duc Octavio lui-même qui l'a fait tomber dans ce piège et déshonorée.
–Je ne comprends pas très bien.
–Moi non plus. Je me contente de répéter.
–Ah! honneur! honneur! pauvre honneur! Si tu es l'âme de l'homme, pourquoi t'a-t-on placé dans la femme, qui est l'inconstance même?»
Cependant le garde amenait la duchesse devant le roi.
«Comment oserais-je lever les yeux sur Votre Majesté?» dit-elle timidement.
Le roi donna ordre à la troupe de se retirer.
«En effet, répondit-il… Quelle mauvaise étoile vous inspira, madame, de profaner ainsi un palais… Prenez-vous ma maison pour un b…?
–Pardon, Seigneur!
–Tais-toi. Ta langue ne pourra jamais excuser ton offense. Cet homme était donc le duc Octavio?
–Seigneur!
–Ah! l'amour brave ainsi les gardes et les valets! Don Jorge Tenorio! enfermez cette femme dans une tour, au secret, et faites saisir le duc. Je veux maintenant qu'il lui tienne parole!
–Grand Seigneur, jetez les yeux sur moi. Je suis coupable, mais, s'il le veut, le duc Octavio me disculpera!»
Le duc Octavio s'éveillait à ce moment. Le jour avait point en effet tandis que se déroulaient ces redoutables événements.
Son valet Ripio fut tout étonné de le trouver debout de si bonne heure.
–Eh quoi? plus de repos, seigneur?
–Le repos ne peut calmer le feu que l'amour allume en mon âme, répondit le duc. C'est un enfant qui ne se plaît pas dans un lit moelleux, entre deux draps de toile de Hollande recouverts d'hermine. Il se couche et ne se repose pas. Il est matinal et joue comme un enfant. Le souvenir d'Isabelle, Ripio, m'ôte la tranquillité.