Les trois Don Juan. Guillaume Apollinaire
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Au dessert, on fit venir des danseuses. Elles exécutèrent une traditionnelle séguedille avec cette furia, cette conviction qui appartient à leur race. L'offre et le désir, le refus et l'abandon, la plus lascive volupté enfin, voilà ce qu'elles aimaient, les seins offerts, la croupe tordue, les yeux mi-clos. Puis, sur la demande de Don Jorge, l'une d'elles, une petite Morisque, se dévêtit et dansa nue. Ce ne fut pas sans quelques manières de la mère maquerelle que deux ou trois ducats d'or amenèrent cependant à composition.
Le petit corps brun se balança à son tour tandis que les convives claquaient des mains en cadence. Cette fillette vierge mimait, avec une perversité à damner tous les hommes, le rythme de la possession. Le mouvement allait en s'accentuant, selon ce que prescrit la tradition africaine. Elle tomba enfin, pâmée, morte de s'être donnée à tous, crispée d'un spasme presque douloureux. Et les convives prirent les fleurs qui jonchaient la table et les jetèrent sur son joli corps étendu, ses seins mignons à peine éclos, son petit ventre doré, ses cuisses nerveuses et musclées.
Cependant la Pandora, d'un geste maladroit, avait laissé tomber entre ses seins la fleur rouge qui ornait ses cheveux. Niceto s'empressait déjà, mais la fille hautaine se détourna:
–Prenez ma rose, dit-elle à Juan.
Celui-ci, fort éméché par le généreux xérès et le spectacle auquel il venait d'assister, ne se le fit pas dire deux fois. Il plongea sa main dans l'opulent corsage de la courtisane et en retira la fleur qu'il baisa passionnément.
Pandora lui donna de plus sa main, et il y appuya ses lèvres.
Tout le monde avait applaudi, Niceto plus fort que les autres.
Mais se voir ravir sa maîtresse en même temps que sa royauté, se sentir frappé coup sur coup dans son amour-propre et dans son amour, c'était trop! En dépit de ses efforts, il commençait à ne pouvoir plus se maîtriser.
Rinalte s'en aperçut et, en hôte averti, s'efforça de trouver un dérivatif.
«Je crois que le moment de s'embrasser est venu», dit-il.
Et se penchant sur sa maîtresse, il la baisa sur la joue.
«Fais passer», dit-il.
Soledad se tourna vers Niceto et lui transmit le baiser.
Niceto, vaguement consolé, s'inclina sur Pandora qui se laissa faire assez docilement. Elle se vengea de son mieux en appliquant un beau baiser sur le cou de l'imberbe Juan.
Mais celui-ci, au lieu de le transmettre, ainsi qu'il le devait, à Magdalena qui déjà tendait la joue, jugea plus agréable de le restituer et posa ses lèvres au coin de la bouche impériale de la Pandora.
Rinalte, diplomate, poussa un grand éclat de rire. Jorge se mit à trépigner de joie. L'attendrissement atteignait chez le vieux guerrier aux dernières limites. Il eût volontiers pleuré.
Niceto avait tressailli avec un rire jaune.
Ce fut la Magdalena qui sauva la situation.
«Et moi?» dit-elle d'un ton piteux.
Ce fut une hilarité générale. Elle redoubla quand on vit que la pauvre fille s'en attristait au lieu de s'en amuser.
«C'est juste, fit Jorge. Elle n'a pas son compte.»
–Pardon, ma belle, dit Don Juan. Je vais réparer mes torts.
–Je ne veux pas», s'écria la Pandora d'un ton farouche, en le retenant par le cou.
Juan se laissa faire, tandis que la Magdalena éclatait en sanglots.
Jorge et Rinalte riaient de plus belle.
Mais Niceto était à bout de patience:
«De quoi te mêles-tu? demanda-t-il à Pandora d'une voix tremblante.
–Et vous-même, répliqua-t-elle avec hauteur, de quoi vous mêlez-vous? Vous n'avez aucun droit sur moi. Je ne suis pas votre maîtresse!
–Ma maîtresse, non. On n'achète pas une maîtresse, on n'achète que des esclaves.
–Moi, votre esclave!
–Oui, puisque tu portes ma chaîne, dit-il avec un rire amer en lui montrant la chaîne d'or qu'elle avait au cou.
–Eh bien! Je me délivre!»
Elle arracha la chaîne en la brisant et la jeta devant Niceto. Celui-ci la ramassa pour la jeter à la tête de la Pandora.
Mais Juan avait vu le geste et il étendit vivement le bras pour amortir le coup.
«Lever la main sur une femme! dit-il.
–Ce n'est pas une femme, répondit Niceto hors de lui, c'est une prostituée!
–Lâcheté sur lâcheté!»
Il n'avait pas achevé ces mots que déjà Niceto lui avait lancé la chaîne au visage. Juan se précipita d'un bond sur son adversaire et le renversa sur la table. Au choc, assiettes et bouteilles dégringolèrent sur le parquet.
Niceto tenta de résister, mais en vain. Alors on le vit qui portait la main sur un couteau.
«Pas de couteaux! dit Rinalte en lui arrachant de la main l'arme effilée.
–Non, s'écria Jorge, des épées! Vive Dieu! Des épées! Nous ne sommes pas des muletiers. Lâche-le, Juan.»
Niceto relevé, tout le monde sortit d'un commun accord.
«Les épées sont dans l'antichambre, dit Jorge. Pour vous battre, vous serez mieux dans le jardin qu'ici.»
Pandora, pâle comme la mort, tremblait de tous ses membres. Les deux autres femmes pleuraient et criaient. Leurs robes s'étaient dégrafées, leurs basquines déchirées, qui sait comment! Demi nues, l'œil brillant de vin, elles tentaient de s'accrocher aux manches des hommes.
«Paix là! Paix là! dit Jorge de sa grosse voix de commandement. Restez dans votre coin ou je me fâcherai, petites!»
Elles obéirent et se groupèrent sur le divan de la salle à manger dont Rinalte en sortant ferma la porte à clef.
Chacun des deux hommes avait pris son épée.
«Ne te trompes-tu pas, dit Jorge à son neveu. Est-ce bien celle dont je le fis cadeau?»
Et ce disant il lui passait au cou une petite médaille suspendue à une chaîne d'argent.
Niceto était déjà descendu. Juan s'empressa de marcher sur ses traces. Jorge, qui l'accompagnait, fut arrêté par la voix de Rinalte.
«Ami Jorge, lui dit-il, prenez, je vous prie, une de ces torches. Je tiendrai l'autre. Il convient que ces enfants y voient clair. Ils ne seront pas dérangés. Les femmes sont sous clef, et j'ai congédié les domestiques.»
«Votre neveu est-il habile à tirer l'épée?
–Plus habile que moi! Et je fus en mon temps, vous ne l'ignorez pas, un bretteur de quelque renommée.