Les trois Don Juan. Guillaume Apollinaire

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Les trois Don Juan - Guillaume Apollinaire

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ou mon bien.

      –Jamais mon front ne s'est incliné devant aucun homme; jamais je n'ai supplié ni père ni roi, et je reste à tes pieds dans la position où tu me vois. Juge, Gonzalo, de la puissance du motif qui m'y retient.

      –Ce qui t'y retient, c'est la peur de ma justice.

      –Par Dieu! Écoute-moi, commandeur, ou je ne saurai me contenir. Je redeviendrai ce que j'ai toujours été et ce qu'à cette heure je ne voudrais plus être.

      –Vive Dieu!

      –Commandeur, j'idolâtre Doña Inès. Je suis convaincu que le ciel me l'a réservée pour ramener mes pas dans le droit chemin. Ce n'est pas sa beauté que j'aime ni sa grâce que j'adore, mais, Don Gonzalo, j'adore la vertu personnifiée en Doña Inès. Ce que ni juges ni évêques n'ont obtenu de moi par les cachots et les sermons, sa candeur l'a obtenu. Son amour fait de moi un autre homme; il régénère mon être. Elle peut transformer en un ange celui qui était un démon. Comprends-tu enfin, Don Gonzalo, ce que t'offre l'audacieux Don Juan Tenorio, agenouillé devant toi? Je serai l'esclave de ta fille; je vivrai dans ta maison; tu gouverneras mes biens et me diras: Voilà ce qui doit être. Indique-moi le temps de ma réclusion. Je me soumets à toutes les épreuves que tu exigeras de mon audace et de ma fierté. Je les subirai dans la forme que tu me prescriras; et quand ta conscience jugera que j'ai su la mériter, je lui donnerai un bon mari, et elle me donnera le paradis.

      –Assez, Don Juan. Je ne sais comment j'ai pu me contenir en entendant les honteuses preuves de ton infâme effronterie. Don Juan, tu es un lâche. Quand tu te sens pris, il n'y a pas de bassesses que tu ne tentes pour te tirer d'affaire.

      –Don Gonzalo!

      –J'ai honte de te voir ainsi à mes pieds. Ce que tu voulais gagner par la force, tu cherches à l'obtenir par la prière.

      –Tout se règle ainsi du même coup.

      –Jamais, jamais. Toi, son époux! Je te connais depuis trop longtemps. Je la tuerai avant. Allons! rends-la-moi de suite. Autrement ta vile posture ne m'empêchera pas de te traverser la poitrine.

      –Réfléchis bien, Don Gonzalo; avec elle tu me feras perdre peut-être jusqu'à l'espoir de mon salut.

      –Que m'importe ton salut!

      –Commandeur, tu me perds!

      –Ma fille? Où est ma fille?

      –Remarque que j'ai tenté par tous les moyens de te donner satisfaction. Les armes à la ceinture j'ai toléré tes outrages; à genoux, je t'ai proposé la paix.»

      Don Juan se releva. Don Gonzalo tenait son épée en avant.

      «Ma fille! ma fille! te dis-je, lâche qui m'as frappé par derrière…

      –Ah! ce supplice a trop duré, reprit Don Juan avec un rire qui sonna étrangement. L'enfer triomphe!»

      Mais Don Gonzalo avait ouvert la porte.

      «A moi, mes gens!» cria-t-il.

      Juan avait saisi son pistolet.

      «Ulloa, dit-il, tandis que la foule des soldats faisait irruption, si mon âme va à nouveau se plonger dans le vice, tu répondras pour moi quand Dieu m'appellera devant son tribunal de justice.»

      Il fit feu. Le commandeur tomba raide mort entre les bras de ses soldats.

      CHAPITRE V

      DONA ELVIRE

      Mort d'Inès.—Débordements de Don Juan.—Sa profession de foi.—Arrivée de Doña Elvire.—Sanglants reproches.—Piteuses explications.—Vive querelle de famille.

      C'est par miracle que Don Juan, après cette terrible aventure, échappa à la justice. Mais il reçut plusieurs coups d'épée des soldats, en sorte qu'il put plaider la légitime défense. Doña Inès s'enfuit au couvent; mais quelques jours après sa rentrée, elle commença de dépérir et mourut rongée par le terrible mal intérieur qui la dévorait. Les uns prétendent que l'affreuse mort de son père fut cause du trépas de cette belle enfant; ceux qui la connaissaient mieux affirment que ce fut sa passion inassouvie pour Don Juan qui la conduisit au tombeau.

      Don Juan, à la vérité, ne fut pas le même dès ce jour. Il semblait qu'il voulût exercer une sorte de vengeance contre cette humanité féminine que cependant il avait déjà tant fait souffrir. Le sens de l'amour qu'il avait possédé si fort, si beau, parut émoussé en lui. Jadis, il avait été sincère dans ses séductions; ce ne fut plus désormais pour lui que jeu et comédie. C'est ainsi qu'il contracta plusieurs mariages qui furent rompus par la triste mort de ses épouses, la rupture prononcée à Rome avec l'appui des cardinaux qu'impressionnait le grand nom des Tenorio ou encore par le simple abandon. Fiancé avec Doña Elvire, il la séduisit quelques jours avant la date du mariage, puis partit dans une campagne retirée, abandonnant là la noce.

      Le cynisme de Don Juan était tel que son fidèle valet, Ciutti, maître ès canailleries, en prit lui-même dégoût et se permit à diverses reprises d'en faire reproche à son maître.

      «Quoi, lui répondait Don Juan, tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne! La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux! Non, non, la constance est bonne pour des êtres ridicules: toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence qui nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à séduire par cent hommages le cœur d'une jeune beauté; à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait; à combattre par des transports, des larmes et des soupirs l'innocente pudeur qui a peine à rendre les armes; à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose; à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et à la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs et présenter à nos cœurs les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants qui volent perpétuellement de victoire en victoire et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs; je me sens un cœur à aimer toute la terre et, comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

      –Hélas! seigneur, tant que vous ne vous en prîtes qu'aux hommes!… mais cette fille que vous avez osé disputer à Dieu! Et ne craignez-vous rien de ce commandeur que vous avez tué d'un coup de pistolet?

      –J'ai eu ma grâce en cette

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