Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке. Луи-Фердинанд Селин
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La porte finit par s’entrouvrir, un battant.
« Qui êtes‐vous? » fit une voix. J’étais sauvé.
« Je suis un dragon…
– Un Français? » La femme qui parlait, je pouvais l’apercevoir.
« Oui, un Français…
– C’est qu’il en est passé ici tantôt des dragons allemands… Ils parlaient français aussi ceux-là…
– Oui, mais moi, je suis français pour de bon…
– Ah!.. »
Elle avait l’air d’en douter.
« Où sont-ils à présent? demandai-je.
– Ils sont repartis vers Noirceur sur les huit heures… » Et elle me montrait le nord avec le doigt.
Une jeune fille, un châle, un tablier blanc, sortaient aussi de l’ombre à présent, jusqu’au pas de la porte…
« Qu’est-ce qu’ils vous ont fait? que je lui ai demandé, les Allemands?
– Ils ont brûlé une maison près de la mairie et puis ici ils ont tué mon petit frère avec un coup de lance dans le ventre… Comme il jouait sur le pont Rouge en les regardant passer… Tenez! qu’elle me montra… Il est là… »
Elle ne pleurait pas. Elle ralluma cette bougie dont j’avais surpris la lueur. Et j’aperçus – c’était vrai – au fond, le petit cadavre couché sur un matelas, habillé en costume marin; et le cou et la tête livides autant que la lueur même de la bougie, dépassaient d’un grand col carré bleu. Il était recroquevillé sur lui-même, bras et jambes et dos recourbés l’enfant. Le coup de lance lui avait fait comme un axe pour la mort par le milieu du ventre. Sa mère, elle, pleurait fort, à côté, à genoux, le père aussi. Et puis, ils se mirent à gémir encore tous ensemble. Mais j’avais bien soif.
« Vous n’avez pas une bouteille de vin à me vendre? que je demandai.
– Faut vous adresser à la mère… Elle sait peut-être s’il y en a encore… Les Allemands nous en ont pris beaucoup tantôt… »
Et alors, elles se mirent à discuter ensemble à la suite de ma demande et tout bas.
« Y en a plus! qu’elle revint m’annoncer, la fille, les Allemands ont tout pris… Pourtant on leur en avait donné de nous-mêmes et beaucoup…
– Ah oui, alors, qu’ils en ont bu! que remarqua la mère, qui s’était arrêtée de pleurer, du coup. Ils aiment ça…
– Et plus de cent bouteilles, sûrement, ajouta le père, toujours à genoux lui…
– Y en a plus une seule alors? insistai-je, espérant encore, tellement j’avais grand-soif, et surtout de vin blanc, bien amer, celui qui réveille un peu. J’ veux bien payer…
– Y en a plus que du très bon. Y vaut cinq francs la bouteille… consentit alors la mère.
– C’est bien! » Et j’ai sorti mes cinq francs de ma poche, une grosse pièce.
« Va en chercher une! » lui commanda-t-elle tout doucement à la sœur.
La sœur prit la bougie et remonta un litre de la cachette un instant plus tard.
J’étais servi, je n’avais plus qu’à m’en aller.
« Ils vont revenir? demandai-je, inquiet à nouveau.
– Peut‐être, firent‐ils ensemble, mais alors ils brûleront tout… Ils l’ont promis en partant…
– Je vais aller voir ça.
– Vous êtes bien brave… C’est par là! » que m’indiquait le père, dans la direction de Noirceur-sur-la-Lys… Même il sortit sur la chaussée pour me regarder m’en aller. La fille et la mère demeurèrent craintives auprès du petit cadavre, en veillée.
« Reviens! qu’elles lui faisaient de l’intérieur. Rentre donc Joseph, t’as rien à faire sur la route, toi…
– Vous êtes bien brave », me dit-il encore le père, et il me serra la main.
Je repris, au trot, la route du Nord.
« Leur dites pas que nous sommes encore là au moins! » La fille était ressortie pour me crier cela.
« Ils le verront bien, demain, répondis-je, si vous êtes là! » J’étais pas content d’avoir donné mes cent sous. Il y avait ces cent sous entre nous. Ça suffit pour haïr, cent sous, et désirer qu’ils en crèvent tous. Pas d’amour à perdre dans ce monde, tant qu’il y aura cent sous.
« Demain! » répétaient-ils, eux, douteux…
Demain, pour eux aussi, c’était loin, ça n’avait pas beaucoup de sens un demain comme ça. Il s’agissait de vivre une heure de plus au fond pour nous tous, et une seule heure dans un monde où tout s’est rétréci au meurtre c’est déjà un phénomène.
Ce ne fut plus bien long. Je trottais d’arbre en arbre et m’attendais à être interpellé ou fusillé d’un moment à l’autre. Et puis rien.
Il devait être sur les deux heures après minuit, guère plus, quand je parvins sur le faîte d’une petite colline, au pas. De là j’ai aperçu tout d’un coup en contrebas des rangées et encore des rangées de becs de gaz allumés, et puis, au premier plan, une gare tout éclairée avec ses wagons, son buffet, d’où ne montait cependant aucun bruit… Rien. Des rues, des avenues, des réverbères, et encore d’autres parallèles de lumières, des quartiers entiers, et puis le reste autour, plus que du noir, du vide, avide autour de la ville, tout étendue elle, étalée devant moi, comme si on l’avait perdue la ville, tout allumée et répandue au beau milieu de la nuit. J’ai mis pied à terre et je me suis assis sur un petit tertre pour regarder ça pendant un bon moment.
Cela ne m’apprenait toujours pas si les Allemands étaient entrés dans Noirceur, mais comme je savais que dans ces cas-là, ils mettaient le feu d’habitude, s’ils étaient entrés et s’ils n’y mettaient point le feu tout de suite à la ville, c’est sans doute qu’ils avaient des idées et des projets pas ordinaires.
Pas de canon non plus, c’était louche.
Mon cheval voulait se coucher lui aussi. Il tirait sur sa bride et cela me fit retourner. Quand je regardai à nouveau du côté de la ville, quelque chose avait changé dans l’aspect du tertre devant moi, pas grand-chose, bien sûr, mais tout de même assez pour que j’appelle. « Hé là! qui va là?.. » Ce changement dans la disposition de l’ombre avait eu lieu à quelques pas… Ce devait être quelqu’un…
« Gueule pas si fort! que répondit une voix d’homme lourde et enrouée, une voix qui avait l’air bien française.
– T’es à la traîne aussi toi? » qu’il me demande de même. À présent, je pouvais le voir. Un fantassin c’était,