Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке. Луи-Фердинанд Селин
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи-Фердинанд Селин страница 11
Alors il se mit à nous parler de l’intérêt général, dans la nuit, là, dans le silence où nous étions perdus. Rien que de l’intérêt général… Des biens matériels de la communauté… Du patrimoine artistique de Noirceur, confié à sa charge, charge sacrée, s’il en était une… De l’église du XVe siècle notamment… S’ils allaient la brûler l’église du XVe ? Comme celle de Condé-sur-Yser à côté! Hein?.. Par simple mauvaise humeur… Par dépit de nous trouver là nous… Il nous fit ressentir toute la responsabilité que nous encourions… Inconscients jeunes soldats que nous étions!.. Les Allemands n’aimaient pas les villes louches où rôdaient encore des militaires ennemis. C’était bien connu.
Pendant qu’il nous parlait ainsi à mi-voix, sa femme et ses deux filles, grosses et appétissantes blondes, l’approuvaient fort, de-ci, de-là, d’un mot… On nous rejetait, en somme. Entre nous, flottaient les valeurs sentimentales et archéologiques, soudain fort vives, puisqu’il n’y avait plus personne à Noirceur dans la nuit pour les contester… Patriotiques, morales, poussées par des mots, fantômes qu’il essayait de rattraper, le Maire, mais qui s’estompaient aussitôt vaincus par notre peur et notre égoïsme à nous et aussi par la vérité pure et simple.
Il s’épuisait en de touchants efforts, le Maire de Noirceur, ardent à nous persuader que notre Devoir était bien de foutre le camp tout de suite à tous, les diables, moins brutal certes mais tout aussi décidé dans son genre que notre commandant Pinçon.
De certain, il n’y avait à opposer décidément à tous ces puissants que notre petit désir, à nous deux, de ne pas mourir et de ne pas brûler. C’était peu, surtout que ces choses-là ne peuvent pas se déclarer pendant la guerre. Nous retournâmes donc vers d’autres rues vides. Décidément tous les gens que j’avais rencontrés pendant cette nuit-là m’avaient montré leur âme.
« C’est bien ma chance! qu’il remarqua Robinson comme on s’en allait. Tu vois. si seulement t’avais été un Allemand toi, comme t’es un bon gars aussi, tu m’aurais fait prisonnier et ça aurait été une bonne chose de faite… On a du mal à se débarrasser de soi-même en guerre!
– Et toi, que je lui ai dit, si t’avais été un Allemand, tu m’aurais pas fait prisonnier aussi? T’aurais peut-être alors eu leur médaille militaire! Elle doit s’appeler d’un drôle de mot en allemand leur médaille militaire, hein? »
Comme il ne se trouvait toujours personne sur notre chemin à vouloir de nous comme prisonniers, nous finîmes par aller nous asseoir sur un banc dans un petit square et on a mangé alors la boîte de thon que Robinson Léon promenait et réchauffait dans sa poche depuis le matin. Très au loin, on entendait du canon à présent, mais vraiment très loin. S’ils avaient pu rester chacun de leur côté, les ennemis, et nous laisser là tranquilles!
Après ça, c’est un quai qu’on a suivi; et le long des péniches à moitié déchargées, dans l’eau, à longs jets, on a uriné. On emmenait toujours le cheval à la bride, derrière nous, comme un très gros chien, mais près du Pont, dans la maison du Pasteur, à une seule pièce, sur un matelas aussi, était étendu encore un mort, tout seul, un Français, commandant de chasseurs à cheval qui ressemblait d’ailleurs un peu à ce Robinson, comme tête.
« Tu parles qu’il est vilain! que me fit remarquer Robinson. Moi j’aime pas les morts…
– Le plus curieux, que je lui répondis, c’est qu’il te ressemble un peu. Il a un long nez comme le tien et toi t’es pas beaucoup moins jeune que lui…
– Ce que tu vois, c’est par la fatigue, forcément qu’on se ressemble un peu tous, mais si tu m’avais vu avant… Quand je faisais de la bicyclette tous les dimanches!.. J’étais beau gosse! J’avais des mollets, mon vieux! Du sport, tu sais! Et ça développe les cuisses aussi… »
On est ressortis, l’allumette qu’on avait prise pour le regarder s’était éteinte.
« Tu vois, c’est trop tard, tu vois!.. »
Une longue raie grise et verte soulignait déjà au loin la crête du coteau, à la limite de la ville, dans la nuit; le Jour! Un de plus! Un de moins! Il faudrait essayer de passer à travers celui-là encore comme à travers les autres, devenus des espèces de cerceaux de plus en plus étroits, les jours, et tout remplis avec des trajectoires et des éclats de mitraille.
« Tu reviendras pas par ici toi, dis, la nuit prochaine? qu’il demanda en me quittant.
– Il n’y a pas de nuit prochaine, mon vieux!.. Tu te prends donc pour un général!
– J’ pense plus à rien, moi, qu’il a fait, pour finir… À rien, t’entends!.. J’ pense qu’à pas crever… Ça suffit… J’ me dis qu’un jour de gagné, c’est toujours un jour de plus!
– T’as raison… Au revoir, vieux, et bonne chance!..
– Bonne chance à toi aussi! Peut-être qu’on se reverra! »
On est retournés chacun dans la guerre. Et puis il s’est passé des choses et encore des choses, qu’il est pas facile de raconter à présent, à cause que ceux d’aujourd’hui ne les comprendraient déjà plus.
Pour être bien vus et considérés, il a fallu se dépêcher dare-dare de devenir bien copains avec les civils parce qu’eux, à l’arrière, ils devenaient à mesure que la guerre avançait, de plus en plus vicieux. Tout de suite j’ai compris ça en rentrant à Paris et aussi que leurs femmes avaient le feu au derrière, et les vieux des gueules grandes comme ça, et les mains partout, aux culs, aux poches.
On héritait des combattants à l’arrière, on avait vite appris la gloire et les bonnes façons de la supporter courageusement et sans douleur.
Les mères, tantôt infirmières, tantôt martyres, ne quittaient plus leurs longs voiles sombres, non plus que le petit diplôme que le Ministre leur faisait remettre à temps par l’employé de la Mairie. En somme, les choses s’organisaient.
Pendant des funérailles soignées on est bien tristes aussi, mais on pense quand même à l’héritage, aux vacances prochaines, à la veuve qui est mignonne, et qui a du tempérament, dit-on, et à vivre encore, soi-même, par contraste, bien longtemps, à ne crever jamais peut-être… Qui sait?
Quand on suit ainsi l’enterrement, tous les gens vous envoient des grands coups de chapeau. Ça fait plaisir. C’est le moment alors de bien se tenir, d’avoir l’air convenable, de ne pas rigoler tout haut, de se réjouir seulement en dedans. C’est permis. Tout est permis en dedans.
Dans le temps de la guerre, au lieu de danser à l’entresol, on dansait dans la cave. Les combattants le toléraient et mieux encore, ils aimaient ça. Ils en demandaient dès qu’ils arrivaient et personne ne trouvait ces façons louches. Y a que la bravoure au fond qui est louche. Être brave avec son corps? Demandez alors à l’asticot aussi d’être brave, il est rose et pâle et mou, tout comme nous.
Pour ma part, je n’avais plus à me plaindre. J’étais même en train de m’affranchir par la médaille militaire que j’avais gagnée,