Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке. Луи-Фердинанд Селин

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Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи-Фердинанд Селин Littérature contemporaine

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Elle m’en embrassa même spontanément d’émotion, ce qui lui arrivait rarement, je dois le dire. Et puis la mélancolie des choses à la mode révolues la touchait. Chacun pleure à sa façon le temps qui passe. Lola c’était par les modes mortes qu’elle s’apercevait de la fuite des années.

      « Ferdinand, demanda-t-elle, croyez-vous qu’il y en aura encore des courses dans ce champ-là?

      – Quand la guerre sera finie, sans doute, Lola…

      – Cela n’est pas certain, n’est-ce pas?..

      – Non, pas certain… »

      Cette possibilité qu’il n’y eût plus jamais de courses à Longchamp la déconcertait. La tristesse du monde saisit les êtres comme elle peut, mais à les saisir elle semble parvenir presque toujours.

      « Supposez qu’elle dure encore longtemps la guerre, Ferdinand, des années par exemple… Alors il sera trop tard pour moi… Pour revenir ici… Me comprenez-vous Ferdinand?.. J’aime tant, vous savez, les jolis endroits comme ceux-ci… Bien mondains… Bien élégants… Il sera trop tard… Pour toujours trop tard… Peut-être… Je serai vieille alors, Ferdinand. Quand elles reprendront les réunions… Je serai vieille déjà… Vous verrez Ferdinand, il sera trop tard… Je sens qu’il sera trop tard… »

      Et la voilà retournée dans sa désolation, comme pour les deux livres. Je lui donnai pour la rassurer toutes les espérances auxquelles je pouvais penser… Qu’elle n’avait en somme que vingt et trois années… Que la guerre allait passer bien vite… Que les beaux jours reviendraient… Comme avant, plus beaux qu’avant. Pour elle au moins… Mignonne comme elle était… Le temps perdu! Elle le rattraperait sans dommage!.. Les nommages… Les admirations, ne lui manqueraient pas de sitôt… Elle fit semblant de ne plus avoir de peine pour me faire plaisir.

      « Il faut marcher encore? demandait-elle.

      – Pour maigrir?

      – Ah! c’est vrai, j’oubliais cela… »

      Nous quittâmes Longchamp, les enfants étaient partis des alentours. Plus que de la poussière. Les permissionnaires pourchassaient encore le Bonheur, mais hors des futaies à présent, traqué qu’il devait être, le Bonheur, entre les terrasses de la Porte Maillot.

      Nous longions les berges vers Saint-Cloud, voilées du halo dansant des brumes qui montent de l’automne. Près du pont, quelques péniches touchaient du nez les arches, durement enfoncées dans l’eau par le charbon jusqu’au plat-bord.

      L’immense éventail de verdure du parc se déploie au-dessus des grilles. Ces arbres ont la douce ampleur et la force des grands rêves. Seulement des arbres, je m’en méfiais aussi depuis que j’étais passé par leurs embuscades. Un mort derrière chaque arbre. La grande allée montait entre deux rangées roses vers les fontaines. À côté du kiosque la vieille dame aux sodas semblait lentement rassembler toutes les ombres du soir autour de sa jupe. Plus loin dans les chemins de côté flottaient les grands cubes et rectangles tendus de toiles sombres, les baraques d’une fête que la guerre avait surprise là, et comblée soudain de silence.

      « C’est voilà un an qu’ils sont partis déjà! nous rappelait la vieille aux sodas. À présent, il n’y passe pas deux personnes par jour ici… J’y viens encore moi par l’habitude… On voyait tant de monde par ici!.. »

      Elle n’avait rien compris la vieille au reste de ce qui s’était passé, rien que cela. Lola voulut que nous passions auprès de ces tentes vides, une drôle d’envie triste qu’elle avait.

      Nous en comptâmes une vingtaine, des longues garnies de glaces, des petites, bien plus nombreuses, des confiseries foraines, des loteries, un petit théâtre même, tout traversé de courants d’air; entre chaque arbre il y en avait, partout, des baraques, l’une d’elles, vers la grande allée, n’avait même plus ses rideaux, éventée comme un vieux mystère.

      Elles penchaient déjà vers les feuilles et la boue les tentes. Nous nous arrêtâmes auprès de la dernière, celle qui s’inclinait plus que les autres et tanguait sur ses poteaux, dans le vent, comme un bateau, voiles folles, prêt à rompre sa dernière corde. Elle vacillait, sa toile du milieu secouait dans le vent montant, secouait vers le ciel, au-dessus du toit. Au fronton de la baraque on lisait son vieux nom en vert et rouge; c’était la baraque d’un tir: Le Stand des Nations qu’il s’appelait.

      Plus personne pour le garder non plus. Il tirait peut-être avec les autres le propriétaire à présent, avec les clients.

      Comme les petites cibles dans la boutique en avaient reçu des balles! Toutes criblées de petits points blancs! Une noce pour la rigolade que ça représentait: au premier rang, en zinc, la mariée avec ses fleurs, le cousin, le militaire, le promis, avec une grosse gueule rouge, et puis au deuxième rang des invités encore, qu’on avait dû tuer bien des fois quand elle marchait encore la fête.

      « Je suis sûre que vous devez bien tirer, vous Ferdinand? Si c’était la fête encore, je ferais un match avec vous!.. N’est-ce pas que vous tirez bien Ferdinand?

      – Non, je ne tire pas très bien… »

      Au dernier rang derrière la noce, un autre rang peinturluré, la Mairie avec son drapeau. On devait tirer dans la Mairie aussi quand ça fonctionnait, dans les fenêtres qui s’ouvraient alors d’un coup sec de sonnette, sur le petit drapeau en zinc même on tirait. Et puis sur le régiment qui défilait, en pente, à côté, comme le mien, place Clichy, celui-ci entre les pipes et les petits ballons, sur tout ça on avait tiré tant qu’on avait pu, à présent sur moi on tirait, hier, demain.

      « Sur moi aussi qu’on tire Lola! que je ne pus m’empêcher de lui crier.

      – Venez! fit‐elle alors… Vous dites des bêtises, Ferdinand, et nous allons attraper froid. »

      Nous descendîmes vers Saint-Cloud par la grande allée, la Royale, en évitant la boue, elle me tenait par la main, la sienne était toute petite, mais je ne pouvais plus penser à autre chose qu’à la noce en zinc du Stand de là-haut qu’on avait laissée dans l’ombre de l’allée. J’oubliais même de l’embrasser Lola, c’était plus fort que moi. Je me sentais tout bizarre. C’est même à partir de ce moment‐là, je crois, que ma tête est devenue si difficile à tranquilliser avec ses idées dedans.

      Quand nous parvînmes au pont de Saint-Cloud, il faisait tout à fait sombre.

      « Ferdinand, voulez-vous dîner chez Duval? Vous aimez bien Duval, vous… Cela vous changerait les idées… On y rencontre toujours beaucoup de monde… À moins que vous ne préfériez dîner dans ma chambre? » Elle était bien prévenante, en somme, ce soir-là.

      Nous nous décidâmes finalement pour Duval. Mais à peine étions-nous à table que l’endroit me parut insensé. Tous ces gens assis en rangs autour de nous me donnaient l’impression d’attendre eux aussi que des balles les assaillent de partout pendant qu’ils bouffaient.

      « Allez-vous-en tous! que je les ai prévenus. Foutez le camp! on va tirer! Vous tuer! Nous tuer tous! »

      On m’a ramené à l’hôtel de Lola, en vitesse. Je voyais partout la même chose. Tous les gens qui défilaient dans les couloirs du Paritz semblaient aller se faire tirer et les employés derrière la grande Caisse, eux aussi, tout juste faits pour ça, et le type d’en bas même, du Paritz, avec son uniforme bleu comme le ciel et doré comme le soleil, le concierge qu’on l’appelait, et puis des militaires, des officiers

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