Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799. Vivant Denon

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Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799 - Vivant Denon

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conseilla et persuada à l'amiral de s'embosser à Aboukir, et de changer en un jour le résultat d'une longue suite de succès.

      Le 1er, après-midi, le hasard nous avait conduits à Abou-Mandour, couvent dont j'ai déjà parlé, et qui, depuis Rosette, est le terme d'une jolie promenade sur le bord du fleuve: arrivés à la tour qui domine le monastère, nous apercevons vingt voiles; arriver, se mettre en ligne, et attaquer, fut l'affaire d'un moment. Le premier coup de canon se fit entendre à cinq heures; bientôt la fumée nous déroba les mouvements des deux armées; mais à la nuit nous pûmes distinguer un peu mieux, sans pouvoir cependant nous rendre compte de ce qui se passait. Le danger que nous courions d'être enlevés par le plus petit corps de Bédouins ne put nous distraire de l'avide attention qu'excitait en nous un événement d'un si grand intérêt. Le feu roulant et redoublé était perpétuel; nous ne pouvions douter que le combat ne fût terrible, et soutenu avec une égale opiniâtreté. De retour à Rosette, nous montâmes sur les toits de nos maisons; vers dix heures, une grande clarté nous indiqua un incendie; quelques minutes après une explosion épouvantable fut suivie d'un silence profond: nous avions vu tirer de gauche à droite sur l'objet enflammé, et, par suite de raisonnement, il nous semblait que ce devaient être les nôtres qui avaient mis le feu; le silence qui avait succédé devait être la suite de la retraite des Anglais qui pouvaient seuls continuer ou cesser le combat, puisque seuls ils disposaient de la liberté de l'espace. À onze heures un feu lent recommença: à minuit le combat était de nouveau engagé; il cessa à deux heures du matin: à la pointe du jour j'étais aux postes avancés, et, dix minutes après, la canonnade fut rétablie; à neuf heures un autre vaisseau sauta; à dix heures quatre bâtiments, les seuls restés entiers, et que nous reconnûmes français, traversèrent à toutes voiles le champ de bataille, dont ils nous paraissaient maîtres, puisqu'ils n'étaient ni attaqués ni suivis. Tel était le fantôme produit par l'enthousiasme de l'espérance.

      Je passais ma vie à la tour d'Abou-Mandour; j'y comptais vingt-cinq bâtiments, dont la moitié n'était plus que des cadavres mutilés, et dont le reste se trouvait dans l'impossibilité de manoeuvrer pour les secourir: trois jours nous restâmes dans cette cruelle incertitude. La lunette à la main j'avais dessiné les désastres, pour me rendre compte si le lendemain n'y apporterait aucun changement: nous repoussions l'évidence avec la main de l'illusion; mais le bogaze fermé, mais la communication d'Alexandrie interceptée, nous apprirent que notre existence était changée; que, séparés de la métropole, nous étions devenus colonies, obligés jusqu'à la paix d'exister de nos moyens: nous apprîmes enfin que la flotte anglaise avait doublé notre ligne, qui n'avait point été assez solidement appuyée contre l'île qui devait la défendre; que les ennemis, prenant par une double ligne nos vaisseaux l'un après l'autre, cette manoeuvre, qui invalidait l'ensemble de nos forces, en avait rendu la moitié spectatrice de la destruction de l'autre; que c'était l'Orient qui avait sauté à dix heures; que c'était l'Hercule qui avait sauté le lendemain; que ceux qui commandaient les vaisseaux le Guillaume Tell et le Généreux, et les frégates la Diane et la Justice, voyant les autres au pouvoir de l'ennemi, avaient profité du moment de sa lassitude pour échapper à ses coups réunis. Nous apprîmes enfin que le 1er août avait rompu ce bel ensemble de nos forces et de notre gloire; que notre flotte détruite avait rendu à nos ennemis l'empire de la Méditerranée, empire que leur avaient arraché les exploits inouïs de nos armées de terre, et que la seule existence de nos vaisseaux nous aurait conservé.

      Bogaze.--Alluvions du Nil--Fournisseurs.--Tallien.-- Correspondances interceptées, etc.

      Notre position avait entièrement changé: dans la possibilité d'être attaqués, nous fûmes obligés à des préparatifs de défense; on fortifia l'entrée du Nil, on établit une batterie sur une des îles, on visita tous les points.

      Dans une de nos reconnaissances nous retournâmes au bogaze ou barre du Nil: il était à cette époque presque à sa plus grande hauteur; et nous fûmes dans le cas de voir les efforts de son poids contre les vagues de la mer, qui dans cette saison sont poussées douze heures de chaque jour par le vent de nord dans le sens opposé au cours du fleuve: il résulte de ce combat un bourrelet de sables, qui s'exhausse avec le temps, devient une île qui partage le cours du fleuve, et lui forme deux bouches qui ont chacune leurs brisants; le remous de ces brisants rapporte au rivage une partie du sable, que le courant avait entraîné, et, par cette alluvion, les deux bouches se resserrent peu à peu jusqu'à ce que l'une d'elles l'emportant sur l'autre, la moins forte s'obstrue, devient terre ferme avec l'île; et à la bouche qui reste se reforme bientôt un autre bourrelet, une île, deux bouches nouvelles, etc. etc. N'est-ce pas là comme on peut le plus naturellement rendre compte de l'antique géographie des bouches du Nil, expliquer le voyage de Ménélas dans Homère, le changement du Delta, dont l'emplacement a pu d'abord être un golfe, puis une plage, puis une terre cultivée, couverte de villes superbes et de riches moissons, coupée de canaux, qui, desséchant ou arrosant avec intelligence le sol, portaient l'abondance sur toute la surface de ce pays nouveau? Puis, par le laps de temps, les fléaux des révolutions, et leurs résultats funestes, des points de dessèchements se seront manifestés; des parties auront été abandonnées, d'autres seront devenues salines; des lacs se seront formés, détruits, et reproduits, avec des formes nouvelles; les canaux obstrués auront changé de cours, se seront perdus; et aujourd'hui, dans nos recherches incertaines, nous demandons où étaient les bouches de Canope, de Bolbitine, de Bérénice, etc. etc.

      Les premiers végétaux qui croissent sur les alluvions sont trois à quatre espèces de soudes: les sables s'amoncellent contre ces plantes; elles s'élèvent de nouveau sur l'amoncellement: leur dépérissement est un engrais qui fait croître des joncs; ces joncs élèvent encore le sol et le consolident: le dattier paraît, qui, par son ombré y conservé l'humidité, et achève d'y apporter l'abondance, ainsi qu'on peut le voir aux environs du château de Racid, dont, au temps de Selim, le canon, tirait en mer, et qui maintenant se trouve à une lieue du rivage, entouré de forêts de palmiers, sous lesquels croissent d'autres arbres fruitiers, et tous les légumes de nos jardins les plus abondants.

      Dans cette expédition je vis, à l'embouchure du fleuve, nombre de pélicans et de gerboises. En observant le château de Racid, je remarquai qu'il avait été construit de membres d'anciens édifices; qu'une partie des pierres des embrasures de canon étaient de beaux grès de la Haute Égypte, couvertes encore d'hiéroglyphes. En visitant les souterrains, nous y trouvâmes une espèce de magasin, composé d'armes abandonnées; c'étaient des arbalètes, des arcs et flèches, avec des casques et des épées de la forme de celles des croisés. En fouillant ces magasins, nous délogeâmes des chauves-souris grosses comme des pigeons: nous en tuâmes plusieurs; elles avaient toutes les formes de la roussette.

      Depuis la perte de notre flotte, ce qu'il y avait de troupes à Rosette avait été disséminé en petites garnisons dans les châteaux et les batteries: on avait été obligé d'établir une caravane d'Alexandrie à Rosette par Aboukir et le désert, pour entretenir la communication de ces deux villes: des soldats étaient employés à protéger ces caravanes contre les Arabes: il en restait trop peu à Rosette pour le service de la place, et la défense en cas d'attaque; il fut donc question de former une milice de ce qu'il y avait de voyageurs, de spéculateurs, et d'hommes inutiles, incertains, errants, irrésolus, qui arrivaient d'Alexandrie, ou qui revenaient déjà du Caire: ces amphibies, corrompus par les campagnes d'Italie, ayant ouï parler des moissons Égyptiennes comme des plus abondantes de l'univers, avaient pensé que la prise de possession d'un tel pays était la fortune toute faite des préoccupants; d'autres, curieux, blasés, l'esprit fasciné par les récits de Savary, étaient partis de Paris pour venir chercher de nouvelles voluptés au Caire; d'autres, spéculateurs, pour fournir l'armée, pour observer, faire venir et vendre à haut prix ce qui pourrait manquer à la colonie; et cependant les beys avaient emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de magnificence au Caire; le peuple avait achevé le pillage des maisons opulentes, avant notre entrée dans cette ville; Bonaparte ne voulait point de fournisseurs, et la flotte marchande se trouvait bloquée par les Anglais: toutes ces circonstances jetaient

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