Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799. Vivant Denon
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Читать онлайн книгу Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799 - Vivant Denon страница 17
Mais abandonnons au vent cette nuée de papillons qui affluent toujours où brille une première lueur: voyons nos triomphes, et la paix rouvrir la porte d'Alexandrie, y amener de sages et industrieux cultivateurs, d'utiles négociants, des colons enfin, qui, sans s'effrayer de ce que l'Afrique ne ressemble pas à l'Europe, observeront qu'en Égypte un homme, pour trois sous, peut avoir autant qu'il lui en faut pour un jour du meilleur riz du monde; qu'une partie des terres qui ont cessé d'être inondées peuvent être rendues à la culture par l'arrosement, que des moulins à vent feraient monter plus haut que les moulins à pots qu'on y emploie, et qui consomment tant de boeufs, occupent tant de bras; que les îles du Nil et la plus grande partie du Delta n'attendent que des colons américains pour produire les plus belles cannes à sucre sur un sol qui ne dévorera pas les hommes; en s'approchant du Caire et par-delà, ils verront qu'il n'y a qu'à améliorer pour rivaliser avec toutes les plantations d'indigo et de coton de toutes espèces; qu'en faisant une fortune sage et sûre, ils habiteront sous un ciel pur et sain, sur le bord d'un fleuve d'une espèce presque miraculeuse, et dont on ne peut achever de nombrer les avantages: ils verront une colonie nouvelle avec des villes toutes bâties, des travailleurs adroits accoutumés à la peine et tout acclimatés, avec lesquels, en peu d'années, et à l'aide des canaux qui sont tous tracés, ils créeront de nouvelles provinces, dont l'abondance future n'est pas problématique, puisque l'industrie moderne ne fera que leur rendre leur ancienne splendeur.
À l'égard de nos soldats insouciants, ils se moquèrent de nos marins qui avaient été battus: imaginèrent que Mourat-bey avait un chameau blanc chargé d'or et de diamants; et il ne fut plus question que de Mourat-bey et de son chameau blanc. Pour moi, j'avais à voir la Haute Égypte, et j'ajournai à penser sur notre situation jusqu'à ce que mon voyage fût fini.
Voyage de Rosette à Alexandrie par Terre.--Caravane.--Plage d'Aboukir, vue après la Bataille navale.--Ruines de Canope.
Notre tournée dans le Delta se retardait par les affaires qui survenaient au général Menou: je résolus d'employer ce retard à revenir sur mes pas refaire par terre la partie dont je n'avais aperçu que les côtes en venant d'Alexandrie par mer; je profitai d'une caravane pour aller chercher les ruines de Canope.
Il s'était joint nombre de gens du pays à l'escorte de cette caravane: à la chute du jour, lorsqu'en sortant de la ville elle commença à se développer sur le tapis jaunâtre et lisse des monticules sablonneux qui environnent Rosette, elle produisit l'effet le plus pittoresque et le plus imposant; les groupes de militaires, ceux des marchands dans leurs différents costumes, soixante chameaux chargés, autant de conducteurs arabes, les chevaux, les ânes, les piétons, quelques instruments militaires, offraient la vérité d'un des plus beaux tableaux du Benedetto, ou de Salvator Rose. Dès que nous eûmes descendu les monticules et dépassé les palmiers, nous entrâmes, au jour expirant, dans un vaste désert, où la ligne horizontale n'est brisée que par quelques petits monuments en briques, qui sont destinés à empêcher le voyageur de se perdre dans l'espace, et sans lesquels la plus petite erreur dans l'ouverture d'angle le ferait aboutir par une ligne prolongée, à un but bien éloigné de celui où il tendait. Nous marchions, dans le silence du désert et des ténèbres, sur une croûte de sel qui consolidait un peu le sable mouvant: un détachement ouvrait la marche; ensuite venaient les voyageurs, puis les bêtes de somme; un autre détachement militaire assurait le convoi contre les Arabes voltigeurs, qui, lorsqu'ils n'ont pas les forces nécessaires pour attaquer de front, viennent quelquefois enlever les traîneurs à vingt pas de la caravane.
À minuit, nous arrivâmes au bord de la mer. La lune en se levant éclaira une scène nouvelle; quatre lieues de rivage couverts de nos débris nous donnèrent la mesure de la perte que nous avions faite à la bataille d'Aboukir. Les Arabes errants, pour avoir quelques clous ou quelques cercles de fer, brûlaient, tout le long de la côte, les mâts, les affûts, les embarcations, encore tout entières, fabriquées à grands frais, dans nos ports, et dont les débris même étaient encore des trésors sur des parages si avares de telles productions. Les voleurs fuyaient à notre approche; il ne restait que les cadavres des malheureuses victimes, qui, portés et déposés sur un sable mou dont ils étaient à demi-ouverts, étaient restés, dans des pauses aussi sublimes qu'effrayantes. L'aspect de ces objets funestes avait par degré fait tomber mon âme dans une sombre mélancolie; j'évitais ces spectres effrayants et tous ceux que je rencontrais, par leurs attitudes variées, arrêtaient mes regards, et apportaient à ma pensée des impressions diverses: il n'y avait que quelques mois que tous ces êtres, jeunes, pleins de vie, de courage et d'espoir, avaient été, par un noble effort, arrachés à des larmes que j'avais vu répandre, aux embrassements de leurs mères, de leurs soeurs, de leurs amantes, aux faibles étreintes de leurs jeunes enfants: tous ceux à qui ils étaient chers, me disais-je, et qui, cédant à leur ardeur, les laissèrent s'éloigner, font encore des voeux pour leur succès et leur retour; avides des nouvelles de leur triomphe, ils leur préparent des fêtes, ils content les instants, tandis que les objets de leur attente gisent sur un rivage étranger, desséchés par un sable brûlant, le crâne déjà blanchi... Quel est ce squelette tronqué? est-ce toi, intrépide Thévenard? impatient d'abandonner au fer secourable des membres fracassés, tu n'aspires plus qu'à l'honneur de mourir à ton poste; une opération trop lente fatigue ton ardeur inquiète: tu n'as plus rien à attendre de la vie, mais tu peux encore donner un ordre utile, et tu crains d'être prévenu par la mort. Un autre spectre succède; son bras enveloppe sa tête qui s'enfonce dans le sable: mort au combat, les remords semblent survivre à ta courageuse fin: as-tu quelques reproches à te faire? tes membres tronqués attestent ton courage; devais-tu donc être plus que brave? est-ce que les ruines que la vague disperse autour de toi sont entassées par tes erreurs? et mon âme, émue en abandonnant tes restes, ne peut-elle leur donner qu'une stérile pitié? Quel est cet autre, assis, les jambes emportées? il semble par sa contenance arrêter un moment la mort dont il est déjà la proie! c'est toi, sans doute, courageux Dupetit-Thouars; reçois le tribut de l'enthousiasme que tu m'inspires: tu meurs, mais tes yeux en se fermant n'ont pas vu ton pavillon abattu, et ta dernière parole a été l'ordre aux batteries que tu commandais, de tonner sur l'ennemi de la patrie: adieu; un tombeau ne couvrira pas ta cendre, mais les larmes du héros qui te regrette sont le trophée impérissable qui va placer ton nom au temple de mémoire. Quel est celui-ci dans cette attitude tranquille de l'homme vertueux, dont la dernière action a été dictée par la sagesse et le devoir? il regarde encore la flotte anglaise; semblable à Bayard, il veut expirer la face tournée du côté de l'ennemi; sa main est étendue vers des ossements tendres et presque déjà détruits; je distingue cependant un col allongé, et des bras étendus: c'est toi, jeune héros, aimable Casabianca; ce ne peut être que toi; la mort, l'inflexible mort, t'a réuni à ton père, que tu préféras à la vie; sensible et respectable enfant, le temps te promettait la gloire; la piété filiale a préféré la mort: reçois nos larmes, le prix de tes vertus.