Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799. Vivant Denon

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Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799 - Vivant Denon

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juger qu'elles ont fait partie de quelques monuments antiques; mais leur espacement exagéré doit faire penser qu'elles ne sont pas placées à leur destination primitive: quoiqu'il en soit, elles sont les restes d'un grand et magnifique édifice.

      Nous allâmes de là jusqu'à la porte de Rosette, qui est fortifiée, et où s'étaient défendus les Turcs lors de notre arrivée. Un groupe de maisons y forme une espèce de bourg, qui laisse un espace vide d'une demi lieue entre cette partie de la ville et celle qui avoisine les ports. Toutes les horreurs de la guerre existaient encore dans ce quartier. J'y fis une rencontre qui m'offrait le plus frappant de tous les contrastes: une jeune femme, blanche et d'un coloris de roses, au milieu des morts et des débris, était assise sur un catalecte encore tout sanglant; c'était l'image de l'ange de la résurrection: lorsqu'attiré par un sentiment de compassion je lui témoignai ma surprise de la trouver si isolée, elle me répondit avec une douce ingénuité qu'elle attendait son mari pour aller coucher dans le désert; ce n'était encore qu'un mot pour elle, elle y allait coucher comme à un autre gîte. On peut juger par là dû sort qui attendait les femmes auxquelles l'amour avait donné le courage de suivre leurs maris dans cette expédition.

      Marche de l'Armée, d'Alexandrie sur le Caire.--Trait de Jalousie.-- Mirage.--Combat de Chebreise.

      La plupart des divisions, en descendant du navire, n'avaient fait que traverser Alexandrie pour aller camper dans le désert. Il fallut s'occuper aussi d'abandonner Alexandrie, ce point si important dans l'histoire, où les monuments de toutes les époques, où les débris des arts de tant de nations sont entassés pêle-mêle, et où les ravages des guerres, des siècles, et d'un climat humide et salin, ont apporté plus de changement et de destruction qu'en aucune autre partie de l'Égypte.

      Bonaparte, qui s'était emparé d'Alexandrie avec la même rapidité que St. Louis avait pris Damiette, n'y commit pas la même faute: sans donner le temps à l'ennemi de se reconnaître, et à ses troupes celui de voir la pénurie d'Alexandrie et son âpre territoire, il fit mettre en marche les divisions à mesure qu'elles débarquaient, et, sans leur laisser le temps de prendre des renseignements sur les lieux qu'elles allaient occuper. Un officier, entre autres, disait à sa troupe au moment du départ: Mes amis, vous allez coucher à Béda; vous entendez: à Béda; cela n'est pas plus difficile que cela: marchons, mes amis, et les soldats marchèrent. Il est sans doute difficile de citer un trait plus frappant de naïveté d'une part et de confiance de l'autre: c'est avec ce courage insouciant qu'on entreprend ce que d'autres n'osent projeter, et qu'on exécute ce qui paraît inconcevable. Plus curieux qu'étonnés ils arrivent à Béda, qu'ils devaient croire un village bâti, peuplé comme les nôtres; ils n'y trouvent qu'un puits comblé de pierres, au travers desquelles distillait un peu d'eau saumâtre et bourbeuse; puisée avec des gobelets, elle leur fut distribuée, comme de l'eau-de-vie, à petite ration. Voilà la première étape de nos troupes dans une autre partie du monde, séparés de leur patrie par des mers couvertes d'ennemis, et par des déserts mille fois plus redoutables encore; et cependant cette étrange position ne flétrit ni leur courage ni leur gaieté.

      Si l'on veut avoir la mesure du despotisme domestique des orientaux, si l'on ne craint pas de frémir de l'atrocité de la jalousie, quand elle a pour appui un préjugé reçu, et quand la religion absout de ses emportements, qu'on lise l'anecdote suivante.

      Le second jour de marche de nos troupes au départ d'Alexandrie, quelques soldats rencontrèrent, près de Béda, dans le désert, une jeune femme le visage ensanglanté; elle tenait d'une main un enfant en bas âge, et l'autre main égarée allait à la rencontre de l'objet qui pouvait la frapper ou la guider. Leur curiosité est excitée; ils appellent leur guide, qui leur servait en même temps d'interprète; ils approchent, ils entendent les soupirs d'un être auquel on a arraché l'organe des larmes; une jeune femme, un enfant au milieu, d'un désert! Étonnés, curieux, ils questionnent: ils apprennent que le spectacle affreux qu'ils ont sous les yeux est la suite et l'effet d'une fureur jalouse: ce ne sont pas des murmures que la victime ose exprimer, mais des prières pour l'innocent qui partage son malheur, et qui va périr de misère et de faim. Nos soldats, émus de pitié, lui donnent aussitôt une part de leur ration, oubliant leur besoin près d'un besoin plus pressant; ils se privent d'une eau rare dont ils vont manquer tout à fait, lorsqu'ils voient arriver un furieux, qui de loin repaissant ses regards du spectacle de sa vengeance, suivait de l'oeil ces victimes; il accourt arracher des mains de cette femme ce pain, cette eau, cette dernière source de vie que la compassion vient d'accorder au malheur: Arrêtez! s'écrie-t-il; elle a manqué à son honneur, elle a flétri le mien; cet enfant est mon opprobre, il est le fils du crime. Nos soldats veulent s'opposer à ce qu'il la prive du secours qu'ils viennent de lui donner; sa jalousie s'irrite de ce que l'objet de sa fureur devient encore celui de l'attendrissement; il tire un poignard, frappe la femme d'un coup mortel, saisit l'enfant, l'enlève, et l'écrase sur le sol; puis, stupidement farouche, il reste immobile, regarde fixement ceux qui l'environnent, et brave leur vengeance.

      Je me suis informé s'il y avait des lois répressives contre un abus d'autorité aussi atroce; on m'a dit qu'il avait mal fait de la poignarder, parce que si Dieu n'avait pas voulu qu'elle mourût, au bout de quarante jours on aurait pu recevoir la malheureuse dans une maison, et la nourrir par charité.

      La division Kléber, commandée par Dugua, avait pris la route de Rosette pour protéger la flottille, qui était entrée dans le Nil. L'armée acheva de se mettre en marche, les 6 et 7 Juin, par Birket et Demenhour: les Arabes en attaquent les avant-postes, en harcèlent le reste; la mort devient la peine du traîneur. Desaix est au moment d'être pris pour être resté cinquante pas derrière la colonne; Le Mireur, officier distingué, et qui, par l'effet d'une distraction mélancolique, n'avait pas répondu à l'invitation qu'on lui avait faite de se rapprocher, est assassiné à cent pas des avant-postes; l'adjudant général Galois est tué en portant un ordre du général en chef; l'adjudant Delanau est fait prisonnier à quelques pas de l'armée en traversant un ravin: on met un prix à sa rançon; les Arabes s'en disputent le partage, et, pour terminer le différent, brûlent la cervelle à cet intéressant jeune homme.

      Les Mamelouks étaient venus au-devant de l'armée française: la première fois qu'elle les vit ce fut près de Demenhour; ils ne firent que la reconnaître, et cette apparition, ainsi que le combat insignifiant de Chebreise, donna leur mesure à nos soldats, et leur ôta cette émotion incertaine qui tient de la terreur, et que donne toujours un ennemi inconnu. De leur côté, n'ayant vu dans notre armée que de l'infanterie, sorte d'arme pour laquelle ils avaient un souverain mépris, ils emportèrent la certitude d'une victoire aisée, et ne tourmentèrent plus notre marche, déjà assez pénible par sa longueur, par l'ardeur du climat, et les souffrances de la soif et de la faim, auxquelles il faut encore ajouter les tourments d'un espoir toujours trompé et toujours renaissant; en effet c'était sur des tas de blé que nos soldats manquaient de pain, et avec l'image d'un vaste lac devant les yeux qu'ils étaient dévorés par la soif. Ce supplice d'un nouveau genre a besoin d'être expliqué, puisqu'il est l'effet d'une illusion qui n'a lieu que dans ces contrées: elle est produite par le mirage des objets saillants sur les rayons obliques du soleil réfractés par l'ardeur de la terre embrasée; ce phénomène offre tellement l'image de l'eau, qu'on y est trompé la dixième fois comme la première; il attise une soif d'autant plus ardente que l'instant où il se manifeste est le plus chaud du jour. J'ai pensé qu'un dessin n'en donnerait pas l'idée, puisqu'il ne pourrait jamais être que la représentation d'une ressemblance; mais, pour y suppléer, il faut lire un rapport fait à l'institut du Caire, et inséré dans les mémoires imprimés par Didot l'aîné, dans lequel le citoyen Monge a décrit et, analysé ce phénomène avec la sagacité et l'érudition qui caractérisent ce savant.

      Les villages étaient désertés à l'approche de l'armée, et les habitants en emportaient tout ce qui aurait pu l'alimenter.

      Les pastèques furent le premier soulagement que le sol de l'Égypte offrit à nos soldats, et ce fruit fut consacré dans leur mémoire par la reconnaissance. En arrivant au Nil ils

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