Césarine Dietrich. George Sand
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Je devais me tenir pour satisfaite, et je feignis de l'être; mais la précoce indépendance de Paul me rendait un peu soucieuse. Je faisais de tristes réflexions sur l'esprit d'individualisme qui s'empare de plus en plus de la jeunesse. Je voyais, d'une part, Césarine s'arrangeant, avec des calculs instinctifs assez profonds, pour gouverner tout le monde. D'autre part, je voyais Paul se mettant en mesure, avec une hauteur peut-être irréfléchie, de n'être dirigé par personne. Que mon élève, gâtée par le bonheur, crût que tout avait été créé pour elle, c'était d'une logique fatale, inhérente à sa position; mais que mon pauvre filleul, aux prises avec l'inconnu, déclarât qu'il ferait sa place tout seul et sans aide, cela me semblait une outrecuidance dangereuse, et j'attendais son premier échec pour le ramener à moi comme à son guide naturel.
Peu à peu, l'influence de Césarine agissant à la sourdine et sans relâche, aidée du secret désir de sa tante Helmina, les relations que sa mère lui avait créées se renouèrent. Les échanges de visites devinrent plus fréquents; des personnes qu'on n'avait pas vues depuis un an furent adroitement ramenées: on accepta quelques invitations d'intimité, et à la fin du deuil on parla de payer les affabilités dont on avait été l'objet en rouvrant les petits salons et en donnant de modestes dîners aux personnes les plus chères. Cela fut concerté et amené par la tante et la nièce avec tant d'habileté que M. Dietrich ne s'en douta qu'après un premier résultat obtenu. On lui fit croire que la réunion avait été, par l'effet du hasard, plus nombreuse qu'on ne l'avait désiré. Un second dîner fut suivi d'une petite soirée où l'on fit un peu de musique sérieuse, toujours par hasard, par une inspiration de la tante, qui avait vu l'ennui se répandre parmi les invités, et qui croyait faire son devoir en s'efforçant de les distraire.
La semaine suivante, la musique sacrée fit place à la profane. Les jeunes amis des deux sexes chantaient plus ou moins bien. Césarine n'avait pas de voix, mais elle accompagnait et déchiffrait on ne peut mieux. Elle était plus musicienne que tous ceux qu'elle feignait de faire briller, et dont elle se moquait intérieurement avec un ineffable sourire d'encouragement et de pitié.
Au bout de deux mois, une jeune étourdie joua sans réflexion une valse entraînante. Les autres jeunes filles bondirent sur le parquet. Césarine ne voulut ni danser, ni faire danser; on dansa cependant, à la grande joie de mademoiselle Helmina et à la grande stupéfaction des domestiques. On se sépara en parlant d'un bal pour les derniers jours de l'hiver.
M. Dietrich était absent. Il faisait de fréquents voyages à sa propriété de Mireval. On ne l'attendait que le surlendemain. Le destin voulut que, rappelé par une lettre d'affaires, il arrivât le lendemain de cette soirée, à sept heures du matin. On s'était couché tard, les valets dormaient encore, et les appartements étaient restés en désordre. M. Dietrich, qui avait conservé les habitudes de simplicité de sa jeunesse, n'éveilla personne; mais, avant de gagner sa chambre, il voulut se rendre compte par lui-même du tardif réveil de ses gens, et il entra dans le petit salon où la danse avait commencé. Elle y avait laissé peu de traces, vu que, s'y trouvant trop à l'étroit, on avait fait invasion, tout en sautant et pirouettant, dans la grande salle des fêtes. On y avait allumé à la hâte des lustres encore garnis des bougies à demi consumées qui avaient éclairé les derniers bals donnés par madame Dietrich. Elles avaient vite brûlé jusqu'à faire éclater les bobèches, ce qui avait été cause d'un départ précipité: des voiles et des écharpes avaient été oubliés, des cristaux et des porcelaines où l'on avait servi des glaces et des friandises étaient encore sur les consoles. C'était l'aspect d'une orgie d'enfants, une débauche de sucreries, avec des enlacements de traces de petits pieds affolés sur les parquets poudreux. M. Dietrich eut le coeur serré, et, dans un mouvement d'indignation et de chagrin, il vint écouter à ma porte si j'étais levée. Je l'étais en effet; je reconnus son pas, je sortis avec lui dans la galerie, m'attendant à des reproches.
Il n'osa m'en faire:
—Je vois, me dit-il avec une colère contenue, que vous n'avez pas pris part à des folies que vous n'avez pu empêcher….
—Pardon, lui dis-je, je n'ai eu aucune velléité d'amusement, mais je n'ai pas quitté Césarine d'un instant, et je me suis retirée la dernière. Si vous me trouvez debout, c'est que je n'ai pas dormi. J'avais du souci en songeant qu'on vous cacherait cette petite fête et en me demandant si je devais me taire ou faire l'office humiliant de délateur. Nous voici, monsieur Dietrich, dans des circonstances que je n'ai pu prévoir et aux prises avec des obligations qui n'ont jamais été définies. Que dois-je faire à l'avenir? Je ne crois pas possible d'imposer mon autorité, et je n'accepterais pas le rôle désagréable de pédagogue trouble-fête; mais celui d'espion m'est encore plus antipathique, et je vous prie de ne pas tenter de me l'imposer.
—Je ne vois rien d'embrouillé dans les devoirs que vous voulez bien accepter, reprit-il. Vous ne pouvez rien empêcher, je le sais; vous ne voulez rien trahir, je le comprends; mais vous pouvez user de votre ascendant pour détourner Césarine de ses entraînements. N'avez-vous rien trouvé à lui dire pour la faire réfléchir, ou bien vous a-t-elle ouvertement résisté?
—Je puis heureusement vous dire mot pour mot ce qui s'est passé. Césarine n'a rien provoqué, elle a laissé faire. Je lui ai dit à l'oreille:
»—C'est trop tôt, votre père blâmera peut-être.
»Elle m'a répondu:
»—Vous avez raison; c'est probable.
» Elle a voulu avertir ses compagnes, elle ne l'a pas fait. Au moment où la danse tournoyait dans le petit salon, mademoiselle Helmina, voyant qu'on étouffait, a ouvert les portes du grand salon, et l'on s'y est élancé. En ce moment, Césarine a tressailli et m'a serré convulsivement la main; j'ai cru inutile de parler, j'ai cru qu'elle allait agir. Je l'ai suivie au salon; elle me tenait toujours la main, elle s'est assise tout au fond, sur l'estrade destinée aux musiciens, et là, derrière un des socles qui portent les candélabres, elle a regardé la danse avec des yeux pleins de larmes.
—Elle regrettait de n'oser encore s'y mêler! s'écria M. Dietrich irrité.
—Non, repris-je, ses émotions sont plus compliquées et plus mystérieuses.—Mon amie, m'a-t-elle dit, je ne sais pas trop ce qui se passe en moi. Je fais un rêve, je revois la dernière fête qu'on a donnée ici, et je crois voir ma mère déjà malade, belle, pâle, couverte de diamants, assise là-bas tout au fond, en face de nous, dans un véritable bosquet de fleurs, respirant avec délices ces parfums violents qui la tuaient et qu'elle a redemandés jusque sur son lit d'agonie. Ceci vous résume la vie et la mort de ma pauvre maman. Elle n'était pas de force à supporter les fatigues du monde, et elle s'enivrait de tout ce qui lui faisait mal. Elle ne voulait rien ménager, rien prévoir. Elle souffrait et se disait heureuse. Elle l'était, n'en doutez pas. Que nos tendances soient folles ou raisonnables, ce qui fait notre bonheur, c'est de les assouvir. Elle est morte jeune, mais elle a vécu vite, beaucoup à la fois, tant qu'elle a pu. Ni les avertissements des médecins, ni les prières des amis sérieux, ni les reproches de mon père n'ont pu la retenir, et en ce moment, en voyant l'ivresse et l'oubli assez indélicat de mes compagnes, je me demande si nous n'avions pas tort de gâter par des inquiétudes et de sinistres prédictions les joies si intenses et si rapides de notre chère malade. Je me demande aussi si elle n'avait pas pris le vrai chemin qu'elle devait suivre, tandis que mon père, marchant sur un sentier plus direct et plus âpre, n'arrivera