Césarine Dietrich. George Sand
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Il faut que je dise un mot de la société intime des demoiselles Dietrich. C'étaient d'abord trois autres demoiselles Dietrich, les trois filles de M. Karl Dietrich, et leur mère, jolie collection de parvenues bien élevées, mais très-fières de leur fortune et très-ambitieuses, même la plus petite, âgée de douze ans, qui parlait mariage comme si elle eût été majeure; son babil était l'amusement de la famille; la liberté enfantine de ses opinions était la clef qui ouvrait toutes les discussions sur l'avenir et sur les rêves dorés de ces demoiselles.
Le père Karl Dietrich était un homme replet et jovial, tout l'opposé de son frère, qu'il respectait à l'égal d'un demi-dieu et qu'il consultait sur toutes choses, mais sans lui avouer qu'il ne suivait que la moitié de ses conseils, celle qui flattait ses instincts de vanité et ses habitudes de bonhomie. Il avait un grand fonds de vulgarité qui paraissait en toutes choses; mais il était honnête homme, il n'avait pas de vices, il aimait sa famille réellement. Si son commerce n'était pas le plus amusant du monde, il n'était jamais choquant ni répugnant, et c'est un mérite assez rare chez les enrichis de notre époque pour qu'on en tienne compte. Il adorait Césarine, et, par un naïf instinct de probité morale, il la regardait comme la reine de la famille. Il ne craignait pas de dire qu'il était non-seulement absurde, mais coupable de contrarier une créature aussi parfaite. Césarine connaissait son empire sur lui; elle savait que si, à quinze ans, elle eût voulu faire des dettes, son oncle lui eût confié la clef de sa caisse; elle avait dans ses armoires des étoffes précieuses de tous les pays, et dans ses écrins des bijoux admirables qu'il lui donnait en cachette de ses filles, disant qu'elles n'avaient pas de goût et que Césarine seule pouvait apprécier les belles choses. Cela était vrai. Césarine avait le sens artiste critique très-développé, et son oncle était payé de ses dons quand elle en faisait l'éloge.
Madame Karl Dietrich voyait bien la partialité de son mari pour sa nièce; elle feignait de l'approuver et de la partager, mais elle en souffrait, et, à travers les adulations et les caresses dont elle et ses filles accablaient Césarine, il était facile de voir percer la jalousie secrète.
La famille Dietrich ne se bornait pas à ce groupe. On avait beaucoup de cousins, allemands plus ou moins, et de cousines plus ou moins françaises, provenant de mariages et d'alliances. Tout ce qui tenait de près ou de loin aux frères Dietrich ou à leurs femmes s'était attaché à leur fortune et serré sous leurs ailes pour prospérer dans les affaires ou vivre dans les emplois. Ils avaient été généreux et serviables, se faisant un devoir d'aider les parents, et pouvant, grâce à leur grande position, invoquer l'appui des plus hautes relations dans la finance. Les fastueuses réceptions de madame Hermann Dietrich avaient étendu ce crédit à tous les genres d'omnipotence. On avait dans tous les ministères, dans toutes les administrations, des influences certaines. Ainsi tout ce qui était apparenté aux Dietrich était casé avantageusement. C'était un clan, une clientèle d'obligés qui représentait une centaine d'individus plus ou moins reconnaissants, mais tous placés dans une certaine dépendance des frères Dietrich, de M. Hermann particulièrement, et formant ainsi une petite cour dont l'encens ne pouvait manquer de porter à la tête de Césarine.
Je n'ai jamais aimé le monde; je ne me plaisais pas dans ces réunions beaucoup trop nombreuses pour justifier leur titre de relations intimes. Je n'en faisais rien paraître; mais Césarine ne s'y trompait pas.
—Nous sommes trop bourgeois pour vous, me disait-elle, et je ne vous en fais pas un reproche, car, moi aussi, je trouve ma nombreuse famille très-insipide. Ils ont beau vouloir se distinguer les uns des autres, ces chers parents, et avoir suivi diverses carrières, je trouve que mon jeune cousin le peintre de genre est aussi positif et aussi commerçant que ma vieille cousine la fabricante de papiers peints, et que le cousin compositeur de musique n'a pas plus de feu sacré que mon oncle à la mode de Bretagne qui gouverne une filature de coton. Je vous ai entendu dire qu'il n'y avait plus de différences tranchées dans les divers éléments de la société moderne, que les industriels parlaient d'art et de littérature aussi bien que les artistes parlent d'industrie ou de science appliquée à l'industrie. Moi, je trouve que tous parlent mal de tout, et je cherche en vain autour de moi quelque chose d'original ou d'inspiré. Ma mère savait mieux composer son salon. Si elle y admettait avec amabilité tous ces comparses que vous voyez autour de moi, elle savait mettre en scène des distinctions et des élégances réelles. Quand mon père me permettra de le faire rentrer dans le vrai monde sans sortir de chez lui, vous verrez une société plus choisie et plus intéressante, des personnes qui n'y viennent pas pour approuver tout, mais pour discuter et apprécier, de vrais artistes, de vraies grandes dames, des voyageurs, des diplomates, des hommes politiques, des poëtes, des gens du noble faubourg et même des représentants de la comique race des penseurs! Vous verrez, ce sera drôle et ce sera charmant; mais je ne suis pas bien pressée de me retrouver dans ce brillant milieu. Il faut que je sois de force à y briller aussi. J'y ai trôné pour mes beaux yeux sur ma petite chaise d'enfant gâtée. Devenue maîtresse de maison, il faudra que je réponde à d'autres exigences, que j'aie de l'instruction, un langage attrayant, des talents solides, et, ce qui me manque le plus jusqu'à présent, des opinions arrêtées. Travaillons, ma chère amie, faites-moi beaucoup travailler. Ma mère se contentait d'être une femme charmante, mais je crois que j'aurai un rôle plus difficile à remplir que celui de montrer les plus beaux diamants, les plus belles robes et les plus belles épaules. Il faut que je montre le plus noble esprit et le plus remarquable caractère. Travaillons; mon père sera content, et il reconnaîtra que la lutte de la vie est facile à qui s'est préparé sans orages domestiques à dominer son milieu.
Si je fais parler ici Césarine avec un peu plus de suite et de netteté qu'elle n'en avait encore, c'est pour abréger et pour résumer l'ensemble de nos fréquentes conversations. Je puis affirmer que ce résumé, dont j'aidais le développement par mes répliques et mes observations, est très-fidèle quand même, et qu'à dix-huit ans Césarine ne s'était pas écartée du programme entrevu et formulé jour par jour.
Je passerai donc rapidement sur les années qui nous conduisirent à cette sorte de maturité. Nous allions tous les étés à Mireval, où elle travaillait beaucoup avec moi, se levant de grand matin et ne perdant pas une heure. Ses récréations étaient courtes et actives. Elle allait rejoindre son père aux champs ou dans son cabinet, s'intéressait à ses travaux et à ses recherches. Il en était si charmé qu'il devint son adorateur et son esclave, et cela eût été pour le mieux, si Césarine ne m'eût avoué que l'agriculture ne l'intéressait nullement, mais qu'elle voulait faire plaisir à son père, c'est-à-dire le charmer et le soumettre.
J'aurais pu craindre qu'elle n'agît de même avec moi, si je ne l'eusse vue aimer réellement l'étude et chercher à dépasser la somme d'instruction que j'avais pu acquérir. Je sentis bientôt que je risquais de rester en arrière, et qu'il me fallait travailler aussi pour mon compte; c'est à quoi je ne manquai pas, mais je n'avais plus le feu et la facilité de la jeunesse. Mon emploi commençait à m'absorber et à me fatiguer, lorsque des préoccupations personnelles d'un autre genre commencèrent à s'emparer de mon élève et à ralentir sa curiosité intellectuelle.
Avant d'entrer dans cette nouvelle phase de notre existence, je dois rappeler celle de mon neveu et résumer ce qui était advenu de lui durant les trois années que je viens de franchir. Je ne puis mieux rendre compte de son caractère et de ses occupations qu'en transcrivant la dernière lettre que je reçus de lui à Mireval dans l'été de 1858.
«Ma marraine chérie, ne soyez pas inquiète de moi. Je me porte toujours bien; je n'ai jamais su ce que c'est que d'être malade. Ne me grondez pas de vous écrire si peu: j'ai si peu de temps à moi! Je gagnais douze cents francs, j'en gagne deux mille aujourd'hui, et je suis toujours logé et nourri dans l'établissement. J'ai toujours mes soirées libres, je lis toujours beaucoup; vous voyez donc que je suis très-content,