Ghislaine. Hector Malot
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—C'est un point de vue, dit le professeur, qui ne voulait pas engager une discussion inutile, je le soumettrai à M. le comte de Chambrais.
—Alors, je l'en entretiendrai moi-même demain, répliqua lady Cappadoce qui n'avait jamais admis qu'on lui répondit ironiquement.
Mais le lendemain elle ne put pas réaliser ce dessein, car lorsque M. de Chambrais arriva, il emmena Ghislaine dans le jardin comme il l'avait fait le jour de l'émancipation, et elle en fut réduite à les observer de derrière une persienne pour tâcher de comprendre à leur pantomime ce qu'ils se disaient; malheureusement, elle était si discrète, cette pantomime, qu'elle ne laissait rien deviner: la pluie, le beau temps, un mariage, une affaire d'intérêts, il pouvait être aussi bien question de ceci que de cela.
—Eh bien! mon enfant, as-tu pensé à ce que je t'ai dit avant-hier, avait commencé M. de Chambrais lorsqu'ils avaient été à une certaine distance de la maison?
—Oh! mon oncle, pouvez-vous le demander!
—Et tu as trouvé?
—Comment voulez-vous que je sache?
—En me disant le nom ou les noms qui te sont venus à l'esprit.
—Mais je vous assure que cela m'est tout à fait difficile; je n'ose pas.
—Pourquoi? Nos sentiments ne se décident-ils pas le plus souvent en vertu de certaines affinités mystérieuses dans lesquelles notre volonté ne joue aucun rôle? Ce que je te demande, c'est uniquement si parmi les jeunes gens que tu as vus et qui peuvent être des maris pour toi, il en est un, ou plusieurs, pour qui tu te sentes de la sympathie. Cela, rien de plus.
—Il y en a un qu'une jeune fille dans ma position pourrait, il me semble, accepter pour mari.
—Un seul?
—J'ai vu si peu de monde!
—C'est vrai. Eh bien! quel est ce mari possible?
Elle hésita un moment, détournant la tête pour cacher sa confusion, car il lui semblait que c'était là un aveu.
Son oncle lui prit le bras et, le passant sous le sien, il continua d'un ton tout plein d'une tendre affection:
—Crois-tu que je ne t'aime pas assez pour mériter d'être ton confident?
—Ce n'est pas du confident que j'ai peur, c'est de la confidence. Mais j'ai tort, je le sais, et ne veux pas plus longtemps me défendre sottement: j'ai pensé à M. d'Unières.
Il poussa une exclamation de joie.
—Eh bien! ma mignonne, c'est précisément de d'Unières qu'il s'agit. Tu vois maintenant combien j'ai eu raison de t'imposer cette épreuve... un peu aventureuse, j'en conviens. Elle est décisive, et me prouve que nous pouvons nous engager dans ce mariage avec la certitude qu'il sera heureux. Vous vous êtes vus quatre ou cinq fois....
—Trois.
—C'est encore mieux; les affinités dont je parlais se manifestent plus franchement; sans vous connaître, vous avez été l'un à l'autre attirés, par une sympathie qui ne demande qu'à devenir un sentiment plus tendre, et qui le deviendra. Tu m'aurais demandé un mari que je ne t'en aurais pas choisi un autre que d'Unières; tu as fait ce choix toi-même, c'est beaucoup mieux. De tous les jeunes gens que j'ai observés en pensant que j'aurais un jour la responsabilité de ton mariage, je n'en connais aucun qui soit comme lui digne de toi. Sa maison est ancienne; si sa fortune n'est pas l'égale de la tienne, elle est cependant suffisante; enfin c'est un homme d'intelligence supérieure et d'esprit sérieux. Au lieu de perdre sa jeunesse dans les frivolités à la mode, il a travaillé; il a fait de bonnes études en droit; il a voyagé, en séjournant dans les pays étrangers où il y a à apprendre, en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, et avec le don de la parole qui est naturel chez lui, on peut être certain que, quand il entrera à la Chambre, il sera un des meilleurs députés de notre parti.
—Quel âge a-t-il donc?
—Il aura juste vingt-cinq ans à son élection. C'est pour la préparer qu'il est en ce moment dans son département. Il en reviendra dans six semaines. Et alors nous déciderons le mariage. Tu seras comtesse d'Unières, ma mignonne; et comme tu apporteras à ton mari la Grandesse d'Espagne, il pourra timbrer ses armes de la couronne ducale.
V
Si lady Cappadoce ne supportait que difficilement et à son corps défendant les leçons de littérature française contemporaine, par contre elle était passionnée pour celles de musique; que cette musique fût allemande, italienne ou française, ancienne ou nouvelle, peu importait, pour elle il n'y avait ni nationalité, ni âge. Tout à craindre de Lamartine, Hugo, Musset, Balzac, qui ne sont, comme chacun le sait, que des corrupteurs. Rien à redouter de Beethoven, Rossini, Verdi, qui sont des charmeurs. Infâme le rapt de la fille de Triboulet par François Ier; innocent, celui de la fille de Rigoletto par le duc de Mantoue.
Pour elle, il en était des professeurs comme de leur science ou de leur art; c'était ce qu'ils enseignaient qui les faisait prendre en grippe ou en tendresse et qui leur donnait certaines qualités ou certains défauts: M. Lavalette, le professeur de littérature française, ne pouvait être qu'un sacripant, et Nicétas, le professeur d'accompagnement, qu'un charmant jeune homme. A la vérité, on lui avait dit et répété sur tous les tons que M. Lavalette était un critique de grand talent, un esprit distingué, une conscience droite, en tout le plus honnête homme du monde, mais son antipathie ne pouvait pas admettre cela: on ne savait pas, on se trompait. Au contraire, elle était disposée à voir un ange dans Nicétas: en pouvait-il être autrement avec l'âme et la verve qu'il mettait dans son exécution?
Le supplice qu'elle éprouvait à écouter les leçons de l'un toujours trop longues, se changeait en ravissement à celles de l'autre toujours trop courtes. Installée dans un fauteuil vis-à-vis de Nicétas, elle ne le quittait pas des yeux, et tant que durait le morceau qu'il exécutait, elle restait plongée dans sa béatitude, dodelinant de la tête, battant la mesure avec ses deux pieds, et laissant de temps en temps échapper de petits cris que l'excès du plaisir lui arrachait.
Avec M. Lavalette, elle veillait de près à ce que l'heure de la leçon ne fût pas dépassée, et s'il se laissaient entraîner à des développements qui l'intéressait lui-même, ou s'il s'oubliait, elle avait une façon de tirer sa montre qui lui coupait net la parole; mais avec Nicétas, elle n'avait jamais eu de montre, et tant qu'il voulait bien jouer, elle écoutait: un morceau de musique ne s'interrompt pas comme une scène de comédie ou comme une pièce de vers; on va jusqu'au bout. Encore avait-elle d'ingénieuses ressources pour allonger la séance et même quelquefois pour la doubler.
Tout à coup, retrouvant sa montre oubliée, elle s'apercevait qu'il était trop tard pour que Nicétas pût prendre le train; il partirait par le suivant. Ou bien il pleuvait trop; ou bien il faisait trop chaud, ou bien trop froid: et, passant par dessus les règles de l'étiquette et des convenances, qui pourtant lui étaient si chères, elle le gardait à dîner au château. Que faire en attendant l'heure du dîner? De la musique. Et comme il eût été indiscret