Discours de la méthode. Рене Декарт
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Ferai-je voir ce grand homme, malgré la circonspection de sa marche, s'égarant dans la métaphysique, et créant son système des idées innées? Mais cette erreur même tenoit à son génie. Accoutumé à des méditations profondes, habitué à vivre loin des sens, à chercher dans son âme ou dans l'essence de Dieu, l'origine, l'ordre et le fil de ses connoissances, pouvoit-il soupçonner que l'âme fût entièrement dépendante des sens pour les idées? N'étoit-il pas trop avilissant pour elle qu'elle ne fût occupée qu'à parcourir le monde physique pour ramasser les matériaux de ses connoissances, comme le botaniste qui cueille ses végétaux, ou à extraire des principes de ses sensations, comme le chimiste qui analyse les corps? Il étoit réservé à Locke de nous donner sur les idées le vrai système de la nature, en développant un principe connu par Aristote et saisi par Bacon, mais dont Locke n'est pas moins le créateur, car un principe n'est créé que lorsqu'il est démontré aux hommes. Qui nous démontrera de même ce que c'est que l'âme des bêtes? quels sont ces êtres singuliers, si supérieurs aux végétaux par leurs organes, si inférieurs à l'homme par leurs facultés? quel est ce principe qui, sans leur donner la raison, produit en eux des sensations, du mouvement et de la vie? Quelque parti que l'on embrasse, la raison se trouble, la dignité de l'homme s'offense, ou la religion s'épouvante. Chaque système est voisin d'une erreur; chaque route est sur le bord d'un précipice. Ici Descartes est entraîné, par la force des conséquences et l'enchaînement de ses idées, vers un système aussi singulier que hardi, et qui est digne au moins de la grandeur de Dieu. En effet, quelle idée plus sublime que de concevoir une multitude innombrable de machines à qui l'organisation tient lieu de principe intelligent; dont tous les ressorts sont différents, selon les différentes espèces et les différents buts de la création; où tout est prévu, tout combiné pour la conservation et la reproduction des êtres; où toutes les opérations sont le résultat toujours sûr des lois du mouvement; où toutes les causes qui doivent produire des millions d'effets sont arrangées jusqu'à la fin des siècles, et ne dépendent que de la correspondance et de l'harmonie de quelque partie de matière? Avouons-le, ce système donne la plus grande idée de l'art de l'éternel géomètre, comme l'appeloit Platon. C'est ce même caractère de grandeur que l'on a retrouvé depuis dans l'harmonie préétablie de Leibnitz, caractère plus propre que tout autre à séduire les hommes de génie, qui aiment mieux voir tout en un instant dans une grande idée, que de se traîner sur des détails d'observations et sur quelques vérités éparses et isolées.
Descartes s'est élevé à Dieu, est descendu dans son âme, a saisi sa pensée, l'a séparée de la matière, s'est assuré qu'il existoit des corps hors de lui. Sûr de tous les principes de ses connoissances, il va maintenant s'élancer dans l'univers physique; il va le parcourir, l'embrasser, le connoître: mais auparavant il perfectionne l'instrument de la géométrie, dont il a besoin. C'est ici une des parties les plus solides de la gloire de Descartes; c'est ici qu'il a tracé une route qui sera éternellement marquée dans l'histoire de l'esprit humain. L'algèbre étoit créée depuis longtemps. Cette géométrie métaphysique, qui exprime tous les rapports par des signes universels, qui facilite le calcul en le généralisant, opère sur les quantités inconnues comme si elles étoient connues, accélère la marche et augmente l'étendue de l'esprit en substituant un signe abrégé à des combinaisons nombreuses; cette science, inventée par les Arabes, ou du moins transportée par eux en Espagne, cultivée par les Italiens, avoit été agrandie et perfectionnée par un Français: mais, malgré les découvertes importantes de l'illustre Viète, malgré un pas ou deux qu'on avoit faits après lui en Angleterre, il restoit encore beaucoup à découvrir. Tel étoit le sort de Descartes, qu'il ne pouvoit approcher d'une science sans qu'aussitôt elle ne prît une face nouvelle. D'abord il travaille sur les méthodes de l'analyse pure: pour soulager l'imagination, il diminue le nombre des signes; il représente par des chiffres les puissances des quantités, et simplifie, pour ainsi dire, le mécanisme algébrique. Il s'élève ensuite plus haut: il trouve sa fameuse méthode des indéterminées, artifice plein d'adresse, où l'art, conduit par le génie, surprend la vérité en paraissant s'éloigner d'elle; il apprend à connoître le nombre et la nature des racines dans chaque équation par la combinaison successive des signes; règle aussi utile que simple, que la jalousie et l'ignorance ont attaquée, que la rivalité nationale, a disputée à Descartes, et qui n'a été démontrée que depuis quelques annéesA. C'est ainsi que les grands hommes découvrent, comme par inspiration, des vérités que les hommes ordinaires n'entendent quelquefois qu'au bout de cent ans de pratique et d'étude; et celui qui démontre ces vérités après eux acquiert encore une gloire immortelle. L'algèbre ainsi perfectionnée, il restoit un pas plus difficile à faire. La méthode d'Apollonius et d'Archimède, qui fut celle de tous les anciens géomètres, exacte et rigoureuse pour les démonstrations, étoit peu utile pour les découvertes. Semblable à ces machines qui dépensent une quantité prodigieuse de forces pour peu de mouvement, elle consumoit l'esprit dans un détail d'opérations trop compliquées, et le traînoit lentement d'une vérité à l'autre. Il falloit une méthode plus rapide; il falloit un instrument qui élevât le géomètre à une hauteur d'où il pût dominer sur toutes ses opérations, et, sans fatiguer sa vue, voir d'un coup d'oeil des espaces immenses se resserrer comme en un point: cet instrument, c'est Descartes qui l'a créé; c'est l'application de l'algèbre à la géométrie. Il commença donc par traduire les lignes, les surfaces et les solides en caractères algébriques; mais ce qui étoit l'effort du génie, c'étoit, après la résolution du problème, de traduire de nouveau les caractères algébriques en figures. Je n'entreprendrai point de détailler les admirables découvertes sur lesquelles est fondée cette analyse créée par Descartes. Ces vérités abstraites et pures, faites pour être mesurées par le compas, échappent au pinceau de l'éloquence; et j'affoiblirois l'éloge d'un grand homme en cherchant à peindre ce qui ne doit être que calculé. Contentons-nous de remarquer ici que, par son analyse, Descartes fit faire plus de progrès à la géométrie qu'elle n'en avoit fait depuis la création du monde. Il abrégea les travaux, il multiplia les forces, il donna une nouvelle marche à l'esprit humain. C'est l'analyse qui a été l'instrument de toutes les grandes découvertes des modernes; c'est l'analyse qui, dans les mains des Leibnitz, des Newton et des Bernoulli, a produit cette géométrie nouvelle et sublime qui soumet l'infini au calcul: voilà l'ouvrage de Descartes. Quel est donc cet homme extraordinaire qui a laissé si loin de lui tous les siècles passés, qui a ouvert de nouvelles routes aux siècles à venir, et qui dans le sien avoit à peine trois hommes qui fussent en état de l'entendre? Il est vrai qu'il avoit répandu sur toute sa géométrie une certaine obscurité: soit qu'accoutumé à franchir d'un saut des intervalles immenses, il ne s'aperçût pas seulement de toutes les idées intermédiaires qu'il supprimoit, et qui sont des points d'appui nécessaires à la foiblesse; soit que son dessein fût de secouer l'esprit humain, et de l'accoutumer aux grands efforts; soit enfin que,