Aventures extraordinaires d'un savant russe: La lune. H. de Graffigny
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Puis, la colère s'emparant de lui de plus belle, il s'écria:
—Eh bien! qu'attendez-vous pour me faire mettre en liberté?
Le juge d'instruction criminelle avait reconquis tout son sang-froid.
—Une seule chose, monsieur, répondit-il avec une politesse obséquieuse, que vous m'ayez dit qui vous êtes et sur quoi vous basez votre réclamation.
Gontran fit un bond formidable.
—Qui je suis? exclama-t-il... vous me demandez qui je suis! Ne le saviez-vous donc pas quand vous m'avez fait arrêter?
—Les ordres concernaient Mickhaïl Ossipoff seul, riposta Mileradowich; le voyant accompagné, les gardawoï ont pris celui qui l'accompagnait pour un complice et ils ont cru bien faire en l'arrêtant lui aussi, ce dont je ne saurais les blâmer jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé...
—Que je me nomme le comte Gontran de Flammermont et que j'appartiens au corps diplomatique! continua le jeune homme... Envoyez un de vos hommes à l'ambassade française et vous ne tarderez pas à avoir la preuve de la grossière erreur que vous avez commise.
—Pas moi, mais les gardawoï, protesta vivement le juge d'instruction qui, au ton et à l'attitude de Gontran, commençait à craindre de s'être fourvoyé.
Ce disant, il griffonnait à la hâte quelques mots sur une feuille de papier qu'il remettait à l'un des agents de police en ajoutant ces mots:
—Hâte-toi!
L'homme sortit en courant.
Puis, afin de se concilier les bonnes grâces du prisonnier, au cas où véritablement il aurait commis l'erreur grossière d'arrêter un membre de l'ambassade française, il donna ordre qu'on lui déliât les mains, en même temps qu'il disait qu'on lui avançât un siège.
Mais au lieu de s'asseoir, Gontran courut à Ossipoff.
—Et vous, s'écria-t-il, mon cher, mon vénéré monsieur Ossipoff, ne va-t-on pas également reconnaître que l'on s'est trompé en vous faisant subir un traitement aussi honteux?
Le vieux savant sourit tristement.
—Hélas! moi, répondit-il, je n'ai pas comme vous, l'honneur d'appartenir au corps diplomatique.
—Mais, riposta Gontran avec véhémence, les savants du monde entier protesteront.
Ossipoff hocha la tête et désignant Sharp qui, muet et immobile, assistait à cette scène, il répliqua:
—Monsieur que voici est le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Pétersbourg, et il a pour mission de bien prouver à la justice le crime dont je suis accusé.
Les yeux du jeune homme s'arrondirent et il exclama:
—Le crime dont vous êtes accusé!... Vous êtes accusé d'un crime! et lequel donc, bon Dieu?
—J'appartiens à la terrible association des nihilistes, répondit ironiquement le vieillard, et hier, quand on nous a arrêtés, nous revenions d'un conciliabule tenu secrètement par les conspirateurs et qui avait probablement pour but d'organiser un nouvel attentat contre le Tzar.
Gontran partit d'un formidable éclat de rire.
—Quelle fable me racontez-vous là? s'écria-t-il.
—Ce n'est point une fable, c'est la vérité; du moins M. le juge d'instruction, éclairé du reste par les lumières de M. Sharp, l'affirme.
—Comment! mais hier soir nous sommes allés à l'observatoire de Poulkowa; ne l'avez-vous pas dit à ces messieurs?
Un éclair rapide brilla dans la prunelle du secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, et Mileradowich s'écria:
—Vous avez passé votre soirée à l'observatoire?... vous le jurez.
—Nous le jurons, répondirent ensemble les deux hommes, et le comte de Flammermont ajouta:
—C'est même mon droschki qui nous y a conduits.
Le juge d'instruction criminelle laissa entendre un petit ricanement.
—Votre iemstchick, interrogé, a déposé qu'il avait arrêté la voiture dans une rue déserte où il vous avait attendus près de deux heures, ce qui m'a donné à supposer que vous aviez pris vos précautions pour que personne ne pût savoir où vous vous rendiez.
Il fit une courte pause et reprit:
—Vous avouerez avec moi que s'en aller à l'observatoire étudier les astres, n'est point une occupation qui demande à être entourée d'un tel mystère.
Gontran se mordit les lèvres, se rappelant en effet que le vieux savant s'était arrangé de façon à ne laisser à l'observatoire aucune trace de son passage et, désespéré de cet alibi qui lui échappait ainsi qu'à Ossipoff, il regarda celui-ci avec des yeux qui semblaient dire:
—Mais pourquoi donc vous taisez-vous au lieu de prouver votre innocence... ce qui serait si facile.
A cette muette interrogation, Mickhaïl Ossipoff allait faire une muette réponse, lorsque l'homme de police que le juge d'instruction avait dépêché à l'ambassade de France, revint tout essoufflé.
Sans mot dire, il tendit à Mileradowich un large pli dont le gros homme fit sauter les cachets de cire rouge d'un doigt fébrile.
A mesure que le juge avançait dans la lecture des quelques lignes écrites à la hâte, les traits de son visage s'altéraient sensiblement.
Enfin il se leva et, s'inclinant devant Gontran:
—Monsieur le comte, dit-il, vous êtes libre. Croyez que je regrette bien sincèrement ce qui s'est passé... Quelquefois la police a la main lourde qui s'appesantit aveuglément sur les innocents comme sur les coupables; mais elle reconnaît franchement son erreur, quand on la lui a démontrée, et s'efforce de la réparer.
—C'est bien, monsieur le juge, répondit sèchement M. de Flammermont, en ce qui me concerne, je sais ce qui me reste à faire... cependant, de ce que vous venez de dire je retiens une chose: la police répare son erreur quand elle lui est démontrée... pourquoi, alors, ne donnez-vous pas l'ordre de mettre en liberté M. Ossipoff qui est aussi innocent que moi?
Mileradowich hocha la tête.
—Quant à Ossipoff, dit-il, son affaire est aussi claire que son crime est probant... la potence l'attend.
—Mais c'est une infamie, s'écria Gontran.
—Monsieur de Flammermont, riposta Sharp d'une voix menaçante, permettez-moi de vous dire qu'ici comme en France, il y a des lois destinées à faire respecter la justice et ses représentants... ne nous obligez pas à les appliquer.