La Force. Paul Adam

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La Force - Paul Adam

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      —Si je lis, c'est que je ne veux point avoir l'air d'une petite sotte, chez Mme de Staël, ou Mme Tallien, reprit-elle; et vous devriez, mon frère, m'aider à paraître honnêtement partout, à la fin de servir vos intérêts, ceux du père, les nôtres. Ainsi je dois rencontrer le général Moreau, quelque jour. Il pourrait vous agréer au nombre de ses aides de camp…, dès que vous aurez la lieutenance. Conviendrait-il que la recommandation semblât d'une pécore de province?… Papa veut aussi fournir les rations et les cuirs de bride à l'armée qu'on rassemble sur le Rhin…

      —Peste, ma sœur! ricana Bernard. Je n'imaginai point que ce fût là de vos affaires; mais que votre mari…

      —Gaëtan vise plus haut. Il oublierait nos petits avantages. Au moins j'éperonne les bonnes volontés qu'il a mises en branle…

      Le frère ne doutait point qu'elle détournât habilement la conversation, après avoir recueilli l'effet du blâme allusoire. Il respira. Elle se contentait d'une semonce adroite. Un sourire la remercia, confus encore.

      —Tu devrais rejoindre Gaëtan au Luxembourg, conseilla-t-elle. Ils bavardent tous dans l'antichambre des Directeurs, aujourd'hui. On te présenterait au général Moreau ou à Buonaparté qui rôde là en redingote et prend chacun sous le bras pour lui expliquer son mérite…, au lieu de rester ici comme un écolier qu'on tient en pénitence. Tout à l'heure il faudra rejoindre ton régiment, et tu n'auras rien obtenu. Va du moins au Palais-Royal… Ça t'amusera. Veux-tu des louis, pour jouer?…

      Il refusa; il se dandinait, honteux. Elle le congédiait, lasse de cette présence. Désireuse qu'il l'oubliât en compagnie des filles, elle offrait même de l'argent.

      —Je vous incommode, ma sœur?

      —Moi, non, reste, si tu veux…

      Le sang colora les joues d'albâtre… «Elle pressent mon goût, et elle en a peur, jugea-t-il. Céderait-elle, au cas de ma brutalité?… Je ne puis me décider à sortir, bien que je sois résolu à vaincre le crime de mon inclination; mais si je me retire, j'aurai l'air d'avoir compris, d'avouer mon trouble d'âme et d'instinct. Il faut que le «caractère» triomphe de cela. Je demeurerai donc; et l'attitude raisonnable de ma personne détournera le soupçon…»

      —Voyez le temps, Aurélie. On n'est point sollicité de sortir.

      —Je pensais que les jeunes guerriers ne négligeaient pas ainsi les occasions de rencontres galantes et qu'ils aimaient faire parade au dehors.

      —Ce n'est point mon cas.

      —Sans doute, les aventures du bivouac vous flattèrent à souhait, polisson!

      —Ma sœur!

      Aurélie lui montra le doigt, et se fit soudain camarade. Elle lui récita les péripéties des romans, à profusion, et lui demanda si, dans sa vie guerrière, il en avait connu de pareilles.

      Le «caractère» fut de nouveau en infériorité.

      Brusquement la jeune femme changeait de sexe; par la malice des sous-entendus, elle le gênait, plus experte que lui à évoquer, dans les métaphores, certaines gaillardises alors en vogue. Le caractère se scandalisa. Aurélie lui plaisait davantage sous l'allure précédente.

      Ce jour-là, ceux qui suivirent, elle ne cessa de le taquiner, enhardie. Praxi-Blassans l'aidait. Il introduisit Bernard chez des dames galantes de la rue Greneta, certain soir, afin de parfaire une plaisanterie un peu lourde commencée à table. L'orgueil de l'adjudant souffrit. Lointaine, étrangère, éclose par hasard au milieu de ses frères marins, près de la massive Caroline Cavrois, cette apparition d'Aurélie dont s'était rafraîchie sa peine, aux heures pénibles des garnisons et des camps, se transformait en une petite personne railleuse, grivoise, bavarde, utilitaire aussi, et qui se moquait.

      Devant le soldat, les époux s'embrassaient à l'aise.

      —Ô povre toâ, mon c.er! criait Aurélie, assise sur les genoux du diplomate, dont elle caressait la joue râpeuse.

      Ce petit homme trapu, sa tabatière, le haut col rabattu de ses redingotes brunes, les revers aigus de ses gilets aurore, la toiture lisse des cheveux poudrés couvrant l'ovale d'un visage ricaneur et mobile, le parfum brutal du jabot, la faconde de la voix et l'importance du geste, tout entretenait l'aversion de Bernard. Il devait, à chaque heure, pour ne pas lui nuire, se persuader de la science réelle acquise en chaque matière par ce prodigieux travailleur, annotant, dès l'aube, les livres innombrables épars sur les meubles de la bibliothèque qu'assombrissait entièrement le veau tanné des reliures.

      Un incident faillit convertir en haine l'antipathie.

      Bien que le jeune homme eût remarqué des sourires entre les époux, s'ils surprenaient son regard vers la taille d'Aurélie, il ne consentit pas à croire que son amour latent fût l'objet de conversations intimes et railleuses entre eux. Or, un après-midi, à la fin du dîner, le maître d'hôtel ayant dit deux mots à l'oreille de Mme de Praxi-Blassans, elle s'égaya: «Faites entrer cette fille!… Gaëtan; c'est la chamb.ière nouvelle que j'ai choisie pour toâ, Be.nard!…» Praxi-Blassans parut aussi dans la joie…

      —Pour moi? dit Bernard étonné.

      —Vous la trouverez bien, si Mme de Plassans ne m'a point leurré, assura le mari.

      Et la porte ouverte à nouveau, ce fut, dans le cadre d'une fanchon, le teint même d'Aurélie, ses yeux, sa moue de deux dents appliquées à la lèvre mordue, sa taille dans une simple robe de coton à rayures jaunes, ses bras menus enfoncés aux poches d'un tablier noir, ses épaules masquées par le croisement d'une écharpe verte. Timide, l'enfant restait immobile, les yeux au plancher, tandis que la jeune femme lui prescrivait de menues besognes, celle d'apporter le chocolat du frère, le matin. On fit sortir la grisette. Praxi-Blassans expliqua comment Aurélie l'avait découverte dans son magasin de modes, apprentie, et comment elle l'avait engagée par un surcroît de gages, pour s'occuper de travaux gracieux, à la maison.

      —Qu'en dis-tu, mon frère?… Je suis sû.e qu'elle te plaît, pa.ôle d'honneur panassée!

      —Parbleu! renchérit le diplomate qui boucha sa narine nerveuse d'une prise de tabac…

      Et tous deux perpétuaient leur plaisanterie.

      Le houzard, haussant les épaules, examina l'intérieur doré de sa tasse.

       Il sentit la rougeur brûler ses joues.

      —Elle ressemble à une vivandière allemande que nous avons prise avant

       Stockach, avec un parti d'Impériaux.

      En effet, son peloton avait enlevé, dans un village, quelques fantassins protégeant cette vivandière dont le cheval déferré ne traînait plus la charrette. Mais, en rappelant cela, Bernard ne dit point que la seule ressemblance était dans les fanchons et les écharpes.

      Praxi-Blassans cligna de l'œil en homme qui ne veut pas prendre le change. Aurélie riait plus fort.

      —Quand pourrai-je quitter Paris? demanda Bernard.

      —Oh! oh! fit le beau-frère. Vous ne vous accommodez donc point de notre compagnie…, Monsieur?… Cependant il convient que vous demeuriez. Je ne sais encore si je dois obtenir

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