L'argent des autres: Les hommes de paille. Emile Gaboriau
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Читать онлайн книгу L'argent des autres: Les hommes de paille - Emile Gaboriau страница 17
—On me vole, évidemment; mais comment s'y prend-on pour me voler?
Et il devenait défiant, tâtillon et méticuleux comme jamais il ne l'avait été. C'est avec les plus injurieuses précautions qu'il repassait chaque dimanche les comptes de sa femme. Il voulut avoir chez l'épicier un livre dont il soldait lui-même le total tous les mois; il se faisait représenter les bulletins de la boucherie. Il s'informait du prix de la pomme qu'il pelait en longs rubans sur son assiette, et il ne manquait pas d'entrer chez la fruitière s'assurer qu'on ne l'avait pas trompé.
Tant d'efforts n'aboutissaient à rien.
Et cependant, il avait pu constater que Maxence avait toujours en poche deux ou trois pièces de cinq francs.
—Où les voles-tu? lui demanda-t-il un jour.
—Je les économise sur mes appointements, répondit hardiment le jeune homme.
Exaspéré, M. Favoral eût voulu intéresser à ses investigations l'univers entier. Et un samedi qu'il causait avec ses amis, M. Chapelain, le bonhomme Desclavettes et papa Desormeaux, montrant sa femme et sa fille:
—Ces sacrées femmes me pillent, au profit de mon fils, dit-il, et si adroitement que je n'y vois que du feu! Elles s'entendent avec les fournisseurs, qui ne sont que des filous patentés, et il ne se mange rien ici qu'on ne m'ait fait payer le double de sa valeur.
M. Chapelain dissimula mal une grimace, pendant que M. Desclavettes admirait sincèrement un homme qui avait du moins le courage de sa ladrerie.
Mais M. Desormeaux ne mâchait jamais son opinion:
—Savez-vous, ami Vincent, dit-il, qu'il faut un fier estomac pour accepter à dîner dans une maison dont le maître passe son temps à supputer ce que coûte chaque bouchée que mâchent les convives!
M. Favoral rougit.
—Ce n'est pas la dépense que je déplore, répondit-il, mais la duplicité. Je suis assez riche, Dieu merci! pour n'être pas réduit à liarder. C'est avec bien du plaisir que je donnerais à ma femme le double de ce qu'elle me prend, si elle me le demandait franchement.
Mais c'était une leçon.
Il dissimula, désormais, et ne parut plus occupé qu'à soumettre son fils à un régime de son invention et dont la rigueur excessive eût jeté hors de ses gonds le garçon le plus froid.
Il exigea de lui des attestations quotidiennes de son assiduité tant à l'École de Droit qu'à l'étude. Il lui traça l'itinéraire de ses courses et lui en mesura la durée à quelques minutes près. Aussitôt après le dîner, il le renfermait à double tour dans sa chambre et ne manquait jamais, en rentrant à dix heures, de s'assurer de sa présence.
C'étaient les meilleures mesures qu'il pût prendre pour exalter encore l'aveugle tendresse de Mme Favoral.
En apprenant que Maxence avait une maîtresse, elle avait été rudement atteinte en ses sentiments les plus chers. Ce n'est jamais sans une secrète jalousie qu'une mère découvre qu'une femme lui a ravi le coeur de son fils. Elle n'avait pas été sans lui garder une certaine rancune de désordres que dans sa candeur elle n'avait pas soupçonnés.
Elle lui pardonna tout, quand elle vit de quel traitement il était l'objet.
Elle lui donna raison, le jugeant victime de la plus injuste des persécutions. Le soir, après le départ de son mari, elle allait avec Gilberte s'établir dans le couloir qui précédait la chambre de Maxence, et elles causaient avec lui à travers la porte. Jamais elles n'avaient tant travaillé pour la mercière de la rue Saint-Denis. Elles se faisaient des semaines de vingt-cinq et trente francs.
Mais la patience de Maxence était à bout, et, un matin, il déclara résolument qu'il ne voulait plus suivre les cours, qu'il s'était trompé sur sa vocation, et qu'il n'était pas de puissance humaine capable de le forcer à retourner chez M. Chapelain.
—Et où irez-vous? s'écria son père. Me croyez-vous d'humeur à fournir éternellement à vos besoins...
Il répondit que c'était précisément pour se suffire et conquérir son indépendance qu'il était résolu à quitter une position qui, après deux ans, lui rapportait vingt francs par mois.
—Il me faut un métier où on s'enrichisse, poursuivit-il. Je veux entrer dans une maison de banque ou dans quelque grande administration financière.
C'est avec transport que Mme Favoral adopta cette idée.
—Pourquoi, en effet, dit-elle à son mari, pourquoi ne placerais-tu pas notre fils au Comptoir de crédit mutuel? Là, il serait sous tes yeux. Intelligent comme il est, poussé par toi et par M. de Thaller, il arriverait vite à de bons appointements.
M. Favoral fronçait les sourcils.
—C'est ce que je ne ferai jamais, prononça-t-il. Je n'ai pas en mon fils assez de confiance. Je ne veux pas m'exposer à ce qu'il compromette la considération que j'ai su conquérir.
Et dévoilant jusqu'à un certain point le secret de sa conduite:
—Un caissier, ajouta-t-il, qui manie comme moi des sommes immenses, ne saurait trop veiller sur sa réputation. La confiance est chose fragile, en un temps où on ne voit que des caissiers sur la route de la Belgique. Qui sait ce qu'on penserait de moi, si on savait que j'ai un fils tel que le mien...
Mme Favoral insistait, néanmoins. Il prit un brusque parti:
—Assez! interrompit-il. Maxence est libre. Je lui accorde deux ans pour se créer une position. Ce délai écoulé, bonsoir, il ira loger et manger où il voudra, j'ai dit. Qu'on ne m'en parle plus...
C'est avec une sorte de frénésie que Maxence abusa de cette liberté, et en moins de quinze jours il dissipa les économies de trois mois de sa mère et de sa soeur.
Ce temps passé, il réussit, M. Chapelain aidant, à se caser chez un architecte.
C'était s'engager dans une impasse et se condamner à rester toute sa vie commis. Mais l'avenir ne l'inquiétait guère. Pour le présent, il était enchanté de cet emploi subalterne, qui lui assurait chaque mois cent soixante-quinze francs.
Cent soixante-quinze francs! la fortune! Aussi se lança-t-il dans cette vie de plaisirs frelatés, où tant de malheureux ont laissé non-seulement l'argent qu'ils avaient, ce qui n'est rien, mais l'argent qu'ils n'avaient pas, ce qui mène droit en police correctionnelle.
Il se lia avec ces faux viveurs qu'on voit se promener devant le café Riche, le ventre vide et le cure-dents aux lèvres. Il devint l'habitué de ces estaminets du boulevard, où des filles plâtrées sourient aux passants. Il fréquenta les tables d'hôte suspectes où l'on taille le baccarat sur une nappe tachée de vin et où la police fait des descentes périodiques. Il soupa dans les restaurants de nuit où, après boire, on se jette les bouteilles à la tête.
Souvent, il restait vingt-quatre heures sans rentrer rue Saint-Gilles, et alors Mme Favoral passait la nuit dans des transes affreuses. Puis tout à coup, à l'heure où il savait son père absent, il reparaissait, et tirant sa mère à part: