Le dernier vivant. Paul Feval
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Il faut s'aimer beaucoup pour cela, c'est certain, et, en vérité, je ne saurais dire pourquoi je ne réalisai pas, au moins une fois, le projet si souvent caressé de l'aller voir soit à Yvetot, soit à sa maison de famille où il passait les vacances avec sa mère et ses deux sœurs.
Ma vie, il est vrai, n'avait pas été sédentaire comme la sienne, et dans ma carrière un peu vagabonde, je ne faisais guère que toucher barres à Paris.
Quoi qu'il en soit, nous étions liés, Lucien et moi, par une amitié paisible, mais sincère. Je ne puis dire que cette affection eût été mise jamais à de sérieuses épreuves, mais elle existait depuis les jours de notre enfance et, pour ma part, j'en sentais instinctivement la véritable profondeur.
Nous étions encore l'un et l'autre au préambule de la vie. Dès ce temps là, quand il me venait par hasard des bouffées de sagesse et que je songeais à «l'avenir», quel que fût mon rêve, Lucien y avait sa place.
Cela s'arrangeait tout naturellement; il ne me semblait pas possible de penser à moi sans penser à lui, et la première fois qu'il fut, pour lui, question de mariage, je me sentis vaguement jaloux.
L'instant d'après, je m'en souviens, je souriais à une blonde vision: de chers enfants sautaient en babillant sur mes genoux.
C'est assez ma vocation d'être oncle. Je suis vieux garçon de naissance, et comme je n'ai ni frère ni sœur, les enfants de Lucien étaient mes neveux prédestinés.
Ce mariage, du reste, dont il fut question très longtemps après notre séparation—vers 1863, je crois—ne se fit pas. Mon avis n'y avait point été favorable, quoiqu'il s'agît d'une amie d'enfance dont Lucien nous avait rebattu les oreilles dès le collège.
Je trouvais Lucien trop jeune pour épouser une veuve, surtout une veuve qui était son aînée, car Mme la marquise Olympe de Chambray avait quarante-huit heures de plus que lui.
«Belle comme un ange, spirituelle comme un diable—et ridiculement riche!»
Je souligne la phrase, textuellement prise dans une lettre de Lucien Thibaut, parce qu'elle me paraît caractériser tout à fait le genre de sentiment à lui inspiré par la charmante veuve.
Plus tard, quand ses lettres me parlèrent de Jeanne Péry, ce fut un autre style. Que d'efforts il faisait pour se contenir! Mais à travers sa réserve, dont le motif m'échappait, je devinais le grand, l'irrésistible amour.
Lucien Thibaut épousa Jeanne vers l'automne de 1865.
J'en reçus la nouvelle quinze jours d'avance, à Vienne, où j'étais apprenti diplomate. Lucien avait alors vingt-neuf ans et quelques mois.
Depuis lors, il m'avait écrit à peine une couple de fois, comme par manière d'acquit et sans me rien dire.
Du reste, il y avait du temps que les lettres de Lucien me disaient peu de chose. Je l'avais accusé bien souvent de n'avoir point confiance en moi.
Il me cachait son cœur.
Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet 1866, que M. Louaisot me fournit l'adresse de Lucien à la maison de santé du Dr Chapart.
Grand paysage—L'âme de Lucien
Quand le garçon à mine d'infirmier m'ouvrit la chambre du n°9, il pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur la table à laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu'il était à regarder par la fenêtre.
Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à celui qu'on embrasse, par une belle matinée d'été, des vilaines petites croisées, ouvertes sur les derrières de la maison de santé du Dr Chapart. (Système Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart pour usage externe. On donne la brochure.)
Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je découvrais la ville immense, enveloppée d'une brume diaphane dans un lointain qui poudroyait de lumière. Les dômes et les clochers, les pavillons et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux ondes nacrées de gris, de rose et d'or tandis qu'à perte de vue, les campagnes de l'ouest et du sud relevaient brusquement leurs contours, détachés sur l'azur laiteux de l'horizon.
Je n'eus qu'un coup d'œil pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuyé sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit de mon entrée et se retourna lentement vers moi.
Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au sentiment d'angoisse qui s'empara de moi à sa vue.
Angoisse? Pourquoi? Ce mot peint-il ma pensée? Dit-il trop ou ne dit-il pas assez?
Je retrouvais Lucien rajeuni, après ces dix années qui faisaient juste le tiers de notre âge à tous les deux.
L'homme de trente ans m'apparut sous un aspect plus juvénile que l'adolescent achevant sa vingtième année.
Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le cœur.
Ses traits avaient subi une sorte d'effacement; son teint était plus clair et presque transparent. Tout en lui était affaibli et comme amoindri. Il y avait une insouciance d'enfant dans la souriante placidité de sa physionomie.
Au collège, Lucien était incomparablement le plus beau d'entre nous, mais comme il faut, de toute nécessité, trouver quelque tache à toute œuvre de Dieu ou des hommes, nous lui reprochions volontiers la perfection même de sa beauté.
C'était trop. Cela ne se devait pas. Le droit d'être joli à ce point-là n'appartient qu'à l'autre sexe.
Lucien avait la bravoure d'un lionceau. Il était magnifique quand il se ruait sur le tas des railleurs. Il châtiait surtout sévèrement ceux qui affectaient de le traiter en demoiselle. J'ai porté de ses marques.
Ce genre de moquerie avait attaqué son caractère. De l'enfant le plus doux qui fût au monde, il était devenu ombrageux, querelleur, presque cruel.
Non seulement il n'avait aucune des coquetteries de son âge, mais sa trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il essayait de s'enlaidir.
Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa trop bonne mine, il s'était fait, à l'école de droit, une tête de puritain farouche, ce qui ne nuisait en rien au naturel le plus aimable et le plus gai que j'aie rencontré en ma vie.
Mais il était content positivement quand on lui disait qu'il avait la touche d'un mauvais gars.
Aujourd'hui,