La Débâcle. Emile Zola

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La Débâcle - Emile Zola

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hommes chargeaient les voitures, entassaient les meubles, au risque de briser tout. En haut, par les fenêtres, les femmes jetaient un dernier matelas, passaient le berceau qu'on allait oublier. On sanglait le bébé dedans, on l'accrochait au sommet, parmi les pieds des chaises et des tables renversées. Sur une autre charrette, à l'arrière, on liait, contre une armoire, le vieux grand-père infirme, qu'on emportait comme une chose. Puis, c'étaient ceux qui n'avaient pas de voiture, qui empilaient leur ménage en travers d'une brouette; et d'autres s'éloignaient avec une charge de hardes entre les bras, d'autres n'avaient songé qu'à sauver la pendule, qu'ils serraient sur leur coeur, ainsi qu'un enfant. On ne pouvait tout prendre, des meubles abandonnés, des paquets de linge trop lourds restaient dans le ruisseau. Certains, avant le départ, fermaient tout, les maisons semblaient mortes, portes et fenêtres closes; tandis que le plus grand nombre, dans leur hâte, dans la certitude désespérée que tout serait détruit, laissaient les vieilles demeures ouvertes, les fenêtres et les portes béantes sur le vide des pièces déménagées; et elles étaient les plus tristes, d'une tristesse affreuse de ville prise, dépeuplée par la peur, ces pauvres maisons ouvertes au vent, d'où les chats eux-mêmes s'étaient enfuis, dans le frisson de ce qui allait venir. À chaque village, le pitoyable spectacle s'assombrissait, le nombre des déménageurs et des fuyards devenait plus grand, parmi la bousculade croissante, les poings tendus, les jurons et les larmes.

      Mais Maurice, surtout, sentait l'angoisse l'étouffer, le long de la grand-route, par la campagne libre. Là, à mesure qu'on approchait de Belfort, la queue des fuyards se resserrait, n'était plus qu'un cortège ininterrompu. Ah! les pauvres gens qui croyaient trouver un asile sous les murs de la place! L'homme tapait sur le cheval, la femme suivait, traînant les enfants. Des familles se hâtaient, écrasées de fardeaux, débandées, les petits ne pouvant suivre, dans l'aveuglante blancheur du chemin que chauffait le soleil de plomb. Beaucoup avaient retiré leurs souliers, marchaient pieds nus, pour courir plus vite; et des mères à moitié vêtues, sans cesser d'allonger le pas, donnaient le sein à des marmots en larmes. Les faces effarées se tournaient en arrière, les mains hagardes faisaient de grands gestes, comme pour fermer l'horizon, dans ce vent de panique qui échevelait les têtes et fouettait les vêtements attachés à la hâte. D'autres, des fermiers, avec tous leurs serviteurs, se jetaient à travers champs, poussaient devant eux les troupeaux lâchés, les moutons, les vaches, les boeufs, les chevaux, qu'on avait fait sortir à coups de bâton des étables et des écuries. Ceux-là gagnaient les gorges, les hauts plateaux, les forêts désertes, soulevant la poussière des grandes migrations, lorsque autrefois les peuples envahis cédaient la place aux barbares conquérants. Ils allaient vivre sous la tente, dans quelque cirque de rochers solitaires, si loin de tout chemin, que pas un soldat ennemi n'oserait s'y hasarder. Et les fumées volantes qui les enveloppaient, se perdaient derrière les bouquets de sapins, avec le bruit décroissant des beuglements et des sabots du bétail, tandis que, sur la route, le flot des voitures et des piétons passait toujours, gênant la marche des troupes, si compact aux approches de Belfort, d'un tel courant irrésistible de torrent élargi, que des haltes, à plusieurs reprises, devinrent nécessaires.

      Alors, ce fut pendant une de ces courtes haltes que Maurice assista à une scène, dont le souvenir lui resta comme celui d'un soufflet, reçu en plein visage.

      Au bord du chemin, se trouvait une maison isolée, la demeure de quelque paysan pauvre, dont le maigre bien s'étendait derrière. Celui-là n'avait pas voulu quitter son champ, attaché au sol par des racines trop profondes; et il restait, ne pouvant s'éloigner, sans laisser là des lambeaux de sa chair. On l'apercevait dans une salle basse, écrasé sur un banc, regardant d'un oeil vide défiler ces soldats, dont la retraite allait livrer son blé mûr à l'ennemi. Debout à son côté, sa femme, jeune encore, tenait un enfant, tandis qu'un autre se pendait à ses jupes; et tous les trois se lamentaient. Mais, tout d'un coup, dans le cadre de la porte violemment ouverte, parut la grand'mère, une très vieille femme, haute, maigre, avec des bras nus, pareils à des cordes noueuses, qu'elle agitait furieusement. Ses cheveux gris, échappés de son bonnet, s'envolaient autour de sa tête décharnée, et sa rage était si grande, que les paroles qu'elle criait, s'étranglaient dans sa gorge, indistinctes.

      D'abord, les soldats s'étaient mis à rire. Elle avait une bonne tête, la vieille folle! Puis, des mots leur parvinrent, la vieille criait:

      — Canailles! Brigands! Lâches! Lâches!

      D'une voix de plus en plus perçante, elle leur crachait l'insulte de lâcheté, à toute volée. Et les rires cessèrent, un grand froid avait passé dans les rangs. Les hommes baissaient la tête, regardaient ailleurs.

      — Lâches! Lâches! Lâches!

      Brusquement, elle parut encore grandir. Elle se soulevait, d'une maigreur tragique, dans son lambeau de robe, promenant son long bras de l'ouest à l'est, d'un tel geste immense, qu'il semblait emplir le ciel.

      — Lâches, le Rhin n'est pas là… Le Rhin est là-bas, lâches, lâches!

      Enfin, on se remettait en marche, et Maurice dont le regard, à ce moment, rencontra le visage de Jean, vit que les yeux de celui-ci étaient pleins de grosses larmes. Il en eut un saisissement, son malheur en fut accru, à l'idée que les brutes avaient elles-mêmes senti l'injure, qu'on ne méritait pas et qu'il fallait subir. Tout s'effondrait dans sa pauvre tête endolorie, jamais il ne put se rappeler comment il avait achevé l'étape.

      Le 7e corps avait employé la journée entière, pour franchir les vingt-trois kilomètres qui séparent Dannemarie de Belfort; et de nouveau la nuit tombait, il était très tard, lorsque les troupes purent installer leurs bivouacs sous les murs de la place, à l'endroit même d'où elles étaient parties, quatre jours auparavant, pour marcher à l'ennemi. Malgré l'heure avancée et la fatigue extrême, les soldats tinrent absolument à allumer les feux de cuisine et à faire la soupe. Depuis le départ, c'était enfin la première fois qu'ils avalaient quelque chose de chaud. Et, autour des feux, sous la nuit fraîche, les nez s'enfonçaient dans les écuelles, des grognements d'aise commençaient à s'élever, lorsqu'une rumeur qui courait, stupéfia le camp. Deux dépêches nouvelles étaient arrivées coup sur coup: les Prussiens n'avaient point passé le Rhin à Markolsheim, et il n'y avait plus un seul Prussien à Huningue. Le passage du Rhin à Markolsheim, le pont de bateaux établi à la clarté de grands foyers électriques, tous ces récits alarmants étaient simplement un cauchemar, une hallucination inexpliquée du sous-préfet de Schelestadt. Et quant au corps d'armée qui menaçait Huningue, le fameux corps d'armée de la Forêt-Noire, devant lequel tremblait l'Alsace, il n'était composé que d'un infime détachement wurtembergeois, deux bataillons et un escadron, dont la tactique habile, les marches, les contremarches répétées, les apparitions imprévues et soudaines, avaient fait croire à la présence de trente à quarante mille hommes. Dire que, le matin encore, on avait failli faire sauter le viaduc de Dannemarie! Vingt lieues d'une riche contrée venaient d'être ravagées, sans raison aucune, par la plus imbécile des paniques; et, au souvenir de ce qu'ils avaient vu dans cette journée lamentable, les habitants fuyant affolés, poussant leurs bestiaux vers la montagne, le flot des voitures chargées de meubles coulant vers la ville, parmi le troupeau des enfants et des femmes, les soldats se fâchaient, s'exclamaient, au milieu de ricanements exaspérés.

      — Ah! non, elle est trop drôle! Bégayait Loubet, la bouche pleine, en agitant sa cuiller. Comment! C'est là l'ennemi qu'on nous menait combattre? Il n'y avait personne!… Douze lieues en avant, douze lieues en arrière, et pas un chat devant nous! Tout ça pour rien, pour le plaisir d'avoir eu peur!

      Chouteau, qui torchait bruyamment l'écuelle, gueula alors contre les généraux, sans les nommer.

      — Hein? Les cochons! Sont-ils assez crétins! De fameux lièvres qu'on nous a donnés là! S'ils se sont cavalés ainsi, quand il n'y avait personne, hein?

      Auraient-ils pris leurs jambes à leur

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