La Débâcle. Emile Zola

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La Débâcle - Emile Zola

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      — C'est comme j'en connais qui ont parlé de nous faire fusiller, reprit Chouteau menaçant. Des salauds qui nous traitent pire que des bêtes, qui ne comprennent pas que, lorsqu'on a assez du sac et du flingot, aïe donc! On foute tout ça dans les champs, pour voir s'il en poussera d'autres!… Hein? Les camarades, qu'est-ce qu'ils diraient, ceux-là, si, à cette heure que nous les tenons dans un petit coin, nous les jetions à leur tour sur la voie? … Ca y est-il, hein? Faut un exemple, pour qu'on ne nous embête plus avec cette sale guerre! à mort les punaises à Badinguet! à mort les salauds qui veulent qu'on se batte!

      Jean était devenu très rouge, sous le flot du sang de colère qui parfois lui montait au visage, dans ses rares coups de passion. Bien qu'il fût serré par ses voisins comme dans un étau vivant, il se leva, avança ses poings tendus et sa face enflammée, d'un air si terrible, que l'autre blêmit.

      — Tonnerre de Dieu! veux-tu te taire à la fin, cochon!… Voilà des heures que je ne dis rien, puisqu'il n'y a plus de chefs et que je ne puis seulement pas vous faire coller au bloc. Bien sûr, oui! J'aurais rendu un fier service au régiment, en le débarrassant d'une fichue crapule de ton espèce… Mais écoute, du moment où les punitions sont de la blague, c'est à moi que tu auras affaire. Il n'y a plus de caporal, il y a un bon bougre que tu embêtes et qui va te fermer le bec… Ah! sacré lâche, tu ne veux pas te battre et tu cherches à empêcher les autres de se battre! Répète un peu voir, que je cogne!

      Déjà, tout le wagon, retourné, soulevé par la belle crânerie de Jean, abandonnait Chouteau, qui bégayait, reculant devant les gros poings de son adversaire.

      — Et je me fiche de Badinguet, comme de toi, entends-tu? … Moi, la politique, la république ou l'empire, je m'en suis toujours fichu; et, aujourd'hui comme autrefois, lorsque je cultivais mon champ, je n'ai jamais désiré qu'une chose, c'est le bonheur de tous, le bon ordre, les bonnes affaires… Certainement que ça embête tout le monde, de se battre. Mais ça n'empêche qu'on devrait les coller au mur, les canailles qui viennent vous décourager, quand on a déjà tant de peine à se conduire proprement. Nom de Dieu! les amis, votre sang ne fait donc pas qu'un tour, lorsqu'on vous dit que les Prussiens sont chez vous et qu'il faut les foutre dehors!

      Alors, avec cette facilité des foules à changer de passion, les soldats acclamèrent le caporal, qui répétait son serment de casser la gueule au premier de son escouade qui parlerait de ne pas se battre. Bravo, le caporal! on allait vite régler son affaire à Bismarck!

      Et, au milieu de la sauvage ovation, Jean, calmé, dit poliment à

       Maurice, comme s'il ne se fût pas adressé à un de ses hommes:

      — Monsieur, vous ne pouvez pas être avec les lâches… Allez, nous ne sommes pas encore battus, c'est nous qui finirons bien par les rosser un jour, les Prussiens!

      À cette minute, Maurice sentit un chaud rayon de soleil lui couler jusqu'au coeur. Il restait troublé, humilié. Quoi? Cet homme n'était donc pas qu'un rustre? Et il se rappelait l'affreuse haine dont il avait brûlé, en ramassant son fusil, jeté dans une minute d'inconscience. Mais il se rappelait aussi son saisissement, à la vue des deux grosses larmes du caporal, lorsque la vieille grand'mère, ses cheveux gris au vent, les insultait, en montrant le Rhin, là-bas, derrière l'horizon. Était-ce la fraternité des mêmes fatigues et des mêmes douleurs, subies ensemble, qui emportait ainsi sa rancune? Lui, de famille bonapartiste, n'avait jamais rêvé la république qu'à l'état théorique; et il se sentait plutôt tendre pour la personne de l'empereur, il était pour la guerre, la vie même des peuples. Tout d'un coup, l'espoir lui revenait, dans une de ces sautes d'imagination qui lui étaient familières; tandis que l'enthousiasme qui l'avait, un soir, poussé à s'engager, battait de nouveau en lui, gonflant son coeur d'une certitude de victoire.

      — Mais c'est certain, caporal, dit-il gaiement, nous les rosserons!

      Le wagon roulait, roulait toujours, emportant sa charge d'hommes, dans l'épaisse fumée des pipes et l'étouffante chaleur des corps entassés, jetant aux stations anxieuses qu'on traversait, aux paysans hagards, plantés le long des haies, ses obscènes chansons en une clameur d'ivresse. Le 20 août on était à Paris, à la gare de Pantin, et le soir même on repartait, on débarquait le lendemain à Reims, en route pour le camp de Châlons.

       Table des matières

      À sa grande surprise, Maurice vit que le 106e descendait à Reims et recevait l'ordre d'y camper. On n'allait donc pas à Châlons rejoindre l'armée? Et, lorsque, deux heures plus tard, son régiment eut formé les faisceaux, à une lieue de la ville, du côté de Courcelles, dans la vaste plaine qui s'étend le long du canal de l'Aisne à la Marne, son étonnement grandit encore, en apprenant que toute l'armée de Châlons se repliait depuis le matin et venait bivouaquer en cet endroit. En effet, d'un bout de l'horizon à l'autre, jusqu'à Saint-Thierry et à la Neuvillette, au delà même de la route de Laon, des tentes se dressaient, les feux de quatre corps d'armée flamberaient là le soir. Évidemment, le plan qui avait prévalu était d'aller prendre position sous Paris, pour y attendre les Prussiens. Et il en fut très heureux. N'était-ce pas le plus sage?

      Cette après-midi du 21, Maurice la passa à flâner au travers du camp, en quête de nouvelles. On était très libre, la discipline semblait s'être relâchée encore, les hommes s'écartaient, rentraient à leur fantaisie. Lui, tranquillement, finit par retourner à Reims, où il voulait toucher un bon de cent francs, qu'il avait reçu de sa soeur Henriette. Dans un café, il entendit un sergent parler du mauvais esprit des dix-huit bataillons de la garde mobile de la Seine, qu'on venait de renvoyer à Paris: le 6e bataillon surtout avait failli tuer ses chefs. Là-bas, au camp, journellement, les généraux étaient insultés, et les soldats ne saluaient même plus le maréchal De Mac-Mahon, depuis Froeschwiller. Le café s'emplissait de voix, une violente discussion éclata entre deux bourgeois paisibles, au sujet du nombre d'hommes que le maréchal allait avoir sous ses ordres. L'un parlait de trois cent mille, c'était fou. L'autre, plus raisonnable, énumérait les quatre corps: le 12e, péniblement complété au camp, à l'aide de régiments de marche et d'une division d'infanterie de marine; le 1er, dont les débris arrivaient débandés depuis le 14, et dont on reformait tant bien que mal les cadres; enfin, le 5e, défait sans avoir combattu, emporté, disloqué dans la déroute, et le 7e qui débarquait, démoralisé lui aussi, amoindri de sa première division, qu'il venait seulement de retrouver à Reims, en pièces; au plus, cent vingt mille hommes, en comptant la cavalerie de réserve, les divisions Bonnemain et Margueritte. Mais le sergent s'étant mêlé à la querelle, en traitant avec un mépris furieux cette armée, un ramassis d'hommes sans cohésion, un troupeau d'innocents menés au massacre par des imbéciles, les deux bourgeois, pris d'inquiétude, craignant d'être compromis, filèrent.

      Dehors, Maurice tâcha de se procurer des journaux. Il se bourra les poches de tous les numéros qu'il put acheter; et il les lisait en marchant, sous les grands arbres des magnifiques promenades qui bordent la ville. Où étaient donc les armées allemandes? Il semblait qu'on les eût perdues. Deux sans doute se trouvaient du côté de Metz: la première, celle que le général Steinmetz commandait, surveillant la place; la seconde, celle du prince Frédéric-Charles, tâchant de remonter la rive droite de la Moselle, pour couper à Bazaine la route de Paris. Mais la troisième armée, celle du prince royal de Prusse, l'armée victorieuse à Wissembourg et à Froeschwiller, et qui poursuivait le 1er corps et le 5e, où était-elle réellement, au milieu du gâchis des informations contradictoires? Campait-elle encore à Nancy? Arrivait-elle devant Châlons, pour qu'on eût quitté le camp avec une telle hâte, en incendiant les magasins, des objets d'équipement, des fourrages, des provisions de toutes sortes? Et

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