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à ce moment, il y eut des rires, des cris de fille qu'on force et qui plaisante. C'était le lieutenant Rochas, qui, dans la vieille cuisine enfumée, égayée d'images d'Épinal, tenait entre ses bras la jolie servante, en troupier conquérant. Il parut sous la tonnelle, où il se fit servir un café; et, comme il avait entendu les dernières paroles de Coutard et de Picot, il intervint gaiement:

      — Bah! mes enfants, ce n'est rien, tout ça! C'est le commencement de la danse, vous allez voir la sacrée revanche, à cette heure!… Pardi! Jusqu'à présent, ils se sont mis cinq contre un. Mais ça va changer, c'est moi qui vous en fiche mon billet!… Nous sommes trois cent mille, ici. Tous les mouvements que nous faisons et qu'on ne comprend pas, c'est pour attirer les Prussiens sur nous, tandis que Bazaine, qui les surveille, va les prendre en queue… Alors, nous les aplatissons, crac! Comme cette mouche!

      D'une claque sonore, entre ses mains, il avait écrasé une mouche au vol; et il s'égayait plus haut, et il croyait de toute son innocence à ce plan si aisé, retombé d'aplomb dans sa foi au courage invincible. Obligeamment, il indiqua aux deux soldats la place exacte de leur régiment; puis, heureux, un cigare aux dents, il s'installa devant sa demi-tasse.

      — Le plaisir a été pour moi, camarades! Répondit Maurice à Coutard et à Picot qui s'en allaient, en le remerciant de son fromage et de sa bouteille de vin.

      Il s'était fait également servir une tasse de café, et il regardait le lieutenant, gagné par sa belle humeur, un peu surpris pourtant des trois cent mille hommes, lorsqu'on n'était guère plus de cent mille, et de sa singulière facilité à écraser les Prussiens entre l'armée de Châlons et l'armée de Metz. Mais il avait, lui aussi, un tel besoin d'illusion! Pourquoi ne pas espérer encore, lorsque le passé glorieux chantait toujours si haut dans sa mémoire? La vieille guinguette était si joyeuse, avec sa treille d'où pendait le clair raisin de France, doré de soleil! De nouveau, il eut une heure de confiance, au-dessus de la grande tristesse sourde amassée peu à peu en lui.

      Maurice avait un instant suivi des yeux un officier de chasseurs d'Afrique, accompagné d'une ordonnance, qui tous deux venaient de disparaître au grand trot, à l'angle de la maison silencieuse, occupée par l'empereur. Puis, comme l'ordonnance reparaissait seule et s'arrêtait avec les deux chevaux, à la porte du cabaret, il eut un cri de surprise.

      — Prosper!… Moi qui vous croyais à Metz!

      C'était un homme de Remilly, un simple valet de ferme, qu'il avait connu enfant, lorsqu'il allait passer les vacances chez l'oncle Fouchard. Tombé au sort, il était depuis trois ans en Afrique, lorsque la guerre avait éclaté; et il avait bon air sous la veste bleu de ciel, le large pantalon rouge à bandes bleues et la ceinture de laine rouge, avec sa longue face sèche, ses membres souples et forts, d'une adresse extraordinaire.

      — Tiens! Cette rencontre!… Monsieur Maurice!

      Mais il ne se pressait pas, conduisait à l'écurie les chevaux fumants, donnait surtout au sien un coup d'oeil paternel. L'amour du cheval, pris sans doute dès l'enfance, quand il menait les bêtes au labour, lui avait fait choisir la cavalerie.

      — C'est que nous arrivons de Monthois, plus de dix lieues d'une traite, reprit-il quand il revint; et Zéphir va prendre volontiers quelque chose.

      Zéphir, c'était son cheval. Lui, refusa de manger, accepta un café seulement. Il attendait son officier, qui attendait l'empereur. Ca pouvait durer cinq minutes, ça pouvait durer deux heures. Alors, son officier lui avait dit de mettre les chevaux à l'ombre. Et, comme Maurice, la curiosité éveillée, tâchait de savoir, il eut un geste vague.

      — Sais pas… Une commission bien sûr… Des papiers à remettre.

      Mais Rochas, d'un oeil attendri, regardait le chasseur, dont l'uniforme éveillait ses souvenirs d'Afrique.

      — Eh! Mon garçon, où étiez-vous, là-bas?

      — À Médéah, mon lieutenant.

      Médéah! Et ils causèrent, rapprochés, malgré la hiérarchie. Prosper s'était fait à cette vie de continuelle alerte, toujours à cheval, partant pour la bataille comme on part pour la chasse, quelque grande battue d'arabes. On avait une seule gamelle par six hommes, par tribu; et chaque tribu était une famille, l'un faisant la cuisine, l'autre lavant le linge, les autres plantant la tente, soignant les bêtes, nettoyant les armes. On chevauchait le matin et l'après-midi, chargé d'un paquetage énorme, par des soleils de plomb. On allumait le soir, pour chasser les moustiques, de grands feux, autour desquels on chantait des chansons de France. Souvent, sous la nuit claire, criblée d'étoiles, il fallait se relever et mettre la paix parmi les chevaux, qui, fouettés de vent tiède, se mordaient tout d'un coup, arrachaient les piquets, avec de furieux hennissements. Puis, c'était le café, le délicieux café, la grande affaire, qu'on écrasait au fond d'une gamelle et qu'on passait au travers d'une ceinture rouge d'ordonnance. Mais il y avait aussi les jours noirs, loin de tout centre habité, en face de l'ennemi. Alors, plus de feux, plus de chants, plus de noces. On souffrait parfois horriblement de la privation de sommeil, de la soif et de la faim. N'importe! On l'aimait, cette existence d'imprévu et d'aventures, cette guerre d'escarmouches, si propre à l'éclat de la bravoure personnelle, amusante comme la conquête d'une île sauvage, égayée par les razzias, le vol en grand, et par le maraudage, les petits vols des chapardeurs, dont les bons tours légendaires faisaient rire jusqu'aux généraux.

      — Ah! dit Prosper, devenu grave, ce n'est pas ici comme là-bas, on se bat autrement.

      Et, sur une nouvelle question de Maurice, il dit leur débarquement à Toulon, leur long et pénible voyage jusqu'à Lunéville. C'était là qu'ils avaient appris Wissembourg et Froeschwiller. Ensuite, il ne savait plus, confondait les villes: de Nancy à Saint-Mihiel, de Saint-Mihiel à Metz. Le 14, il devait y avoir eu une grande bataille, l'horizon était en feu; mais lui n'avait vu que quatre uhlans, derrière une haie. Le 16, on s'était battu encore, le canon faisait rage dès six heures du matin; et on lui avait dit que, le 18, la danse avait recommencé, plus terrible. Seulement, les chasseurs n'étaient plus là, parce que, le 16, à Gravelotte, comme ils attendaient d'entrer en ligne, le long d'une route, l'empereur, qui filait dans une calèche, les avait pris en passant, pour l'accompagner à Verdun. Une jolie trotte, quarante- deux kilomètres au galop, avec la peur, à chaque instant, d'être coupés par les Prussiens!

      — Et Bazaine? demanda Rochas.

      — Bazaine? On dit qu'il a été rudement content que l'empereur lui fiche la paix.

      Mais le lieutenant voulait savoir si Bazaine arrivait. Et Prosper eut un geste vague: est-ce qu'on pouvait dire? Eux, depuis le 16, avaient passé les journées en marches et contremarches sous la pluie, en reconnaissances, en grand'gardes, sans voir un ennemi. Maintenant, ils faisaient partie de l'armée de Châlons. Son régiment, deux autres de chasseurs de France et un de hussards, formaient l'une des divisions de la cavalerie de réserve, la première division, commandée par le général Margueritte, dont il parlait avec une tendresse enthousiaste.

      — Ah! le bougre! En voilà un rude lapin! Mais à quoi bon?

       Puisqu'on n'a encore su que nous faire patauger dans la boue!

      Il y eut un silence. Puis, Maurice causa un instant de Remilly, de l'oncle Fouchard, et Prosper regretta de ne pouvoir aller serrer la main d'Honoré, le maréchal des logis, dont la batterie devait camper à plus d'une lieue de là, de l'autre côté du chemin de Laon. Mais un ébrouement de cheval lui fit dresser l'oreille, il se leva, disparut pour s'assurer que Zéphir ne manquait de rien. Peu à peu, des soldats de toute arme et de tous grades envahissaient

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