La Débâcle. Emile Zola

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La Débâcle - Emile Zola

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chargés d'une côte de boeuf saignante et d'un fagot de bois. On avait déjà, sous un chêne, abattu et dépecé trois bêtes du troupeau qui suivait. Lapoulle dut retourner chercher le pain, qu'on cuisait à Dontrien même, depuis midi, dans les fours du village. Et, ce premier jour, tout fut vraiment en abondance, sauf le vin et le tabac, dont jamais d'ailleurs aucune distribution ne devait être faite.

      Comme Jean était de retour, il trouva Chouteau en train de dresser la tente, aidé de Pache. Il les regarda un instant, en ancien soldat d'expérience, qui n'aurait pas donné quatre sous de leur besogne.

      — Ca va bien qu'il fera beau cette nuit, dit-il enfin. Autrement, s'il ventait, nous irions nous promener dans la rivière… Faudra que je vous apprenne.

      Et il voulut envoyer Maurice à la provision d'eau, avec le grand bidon. Mais celui-ci, assis dans l'herbe, s'était déchaussé, pour examiner son pied droit.

      — Tiens! Qu'est-ce que vous avez donc?

      — C'est le contrefort qui m'a écorché le talon… Mes autres souliers s'en allaient, et j'ai eu la bêtise, à Reims, d'acheter ceux-ci, qui me chaussaient bien. J'aurais dû choisir des bateaux.

      Jean s'était mis à genoux et avait pris le pied, qu'il retournait avec précaution, comme un pied d'enfant, en hochant la tête.

      — Vous savez, ce n'est pas drôle, ça… Faites attention. Un soldat qui n'a plus ses pieds, ça n'est bon qu'à être fichu au tas de cailloux. Mon capitaine, en Italie, disait toujours qu'on gagne les batailles avec ses jambes.

      Aussi commanda-t-il à Pache d'aller chercher l'eau. Du reste, la rivière coulait à cinquante mètres. Et Loubet, pendant ce temps, ayant allumé le bois au fond du trou qu'il venait de creuser en terre, put tout de suite installer le pot-au-feu, la grande marmite remplie d'eau, dans laquelle il plongea la viande artistement ficelée. Dès lors, ce fut une béatitude, à regarder bouillir la soupe. L'escouade entière, libérée des corvées, s'était allongée sur l'herbe, autour du feu, en famille, pleine d'une sollicitude attendrie pour cette viande qui cuisait; tandis que Loubet, gravement, avec sa cuiller, écumait le pot. Ainsi que les enfants et les sauvages, ils n'avaient d'autre instinct que de manger et de dormir, dans cette course à l'inconnu, sans lendemain.

      Mais Maurice venait de trouver dans son sac un journal acheté à

       Reims, et Chouteau demanda:

      — Y a-t-il des nouvelles des Prussiens? Faut nous lire ça!

      On faisait bon ménage, sous l'autorité grandissante de Jean. Maurice, complaisamment, lut les nouvelles intéressantes, pendant que Pache, la couturière de l'escouade, lui raccommodait sa capote, et que Lapoulle nettoyait son fusil. D'abord, ce fut une grande victoire de Bazaine, qui avait culbuté tout un corps Prussien dans les carrières de Jaumont; et ce récit imaginaire était accompagné de circonstances dramatiques, les hommes et les chevaux s'écrasant parmi les roches, un anéantissement complet, pas même des cadavres entiers à mettre en terre. Ensuite, c'étaient des détails copieux sur le pitoyable état des armées allemandes, depuis qu'elles se trouvaient en France: les soldats, mal nourris, mal équipés, tombés à l'absolu dénuement, mouraient en masse, le long des chemins, frappés d'affreuses maladies. Un autre article disait que le roi de Prusse avait la diarrhée et que Bismarck s'était cassé la jambe, en sautant par la fenêtre d'une auberge, dans laquelle des zouaves avaient failli le prendre. Bon, tout cela! Lapoulle en riait à se fendre les mâchoires, pendant que Chouteau et les autres, sans émettre l'ombre d'un doute, crânaient à l'idée de ramasser bientôt les Prussiens, comme des moineaux dans un champ, après la grêle. Et surtout on se tordait de la culbute de Bismarck. Oh! Les zouaves et les turcos, c'en étaient des braves, ceux-là! Toutes sortes de légendes circulaient, l'Allemagne tremblait et se fâchait, en disant qu'il était indigne d'une nation civilisée de se faire défendre ainsi par des sauvages. Bien que décimés déjà à Froeschwiller, ils semblaient encore intacts et invincibles.

      Six heures sonnèrent au petit clocher de Dontrien, et Loubet cria:

      — À la soupe!

      L'escouade, religieusement, fit le rond. Au dernier moment, Loubet avait découvert des légumes, chez un paysan voisin. Régal complet, une soupe qui embaumait la carotte et le poireau, quelque chose de doux à l'estomac comme du velours. Les cuillers tapaient dur dans les petites gamelles. Puis, Jean, qui distribuait les portions, dut partager le boeuf, ce jour-là, avec la justice la plus stricte, car les yeux s'étaient allumés, il y aurait eu des grognements, si un morceau avait paru plus gros que l'autre. On torcha tout, on s'en mit jusqu'aux yeux.

      — Ah! nom de Dieu! Déclara Chouteau, en se renversant sur le dos, quand il eut fini, ça vaut tout de même mieux qu'un coup de pied au derrière!

      Et Maurice était très plein et très heureux, lui aussi, ne songeant plus à son pied dont la cuisson se calmait. Il acceptait maintenant ce compagnonnage brutal, redescendu à une égalité bon enfant, devant les besoins physiques de la vie en commun. La nuit, également, il dormit du profond sommeil de ses cinq camarades de tente, tous en tas, contents d'avoir chaud, sous l'abondante rosée qui tombait. Il faut dire que, poussé par Loubet, Lapoulle était allé prendre, à une meule voisine, de grandes brassées de paille, dans lesquelles les six gaillards ronflèrent comme dans de la plume. Et, sous la nuit claire, d'Auberive à Heutrégiville, le long des rives aimables de la Suippe, lente parmi les saules, les feux des cent mille hommes endormis éclairaient les cinq lieues de plaine, comme une traînée d'étoiles.

      Au soleil levant, on fit le café, les grains pilés dans une gamelle avec la crosse du fusil, et jetés dans l'eau bouillante, puis le marc précipité au fond, à l'aide d'une goutte d'eau froide. Ce matin-là, le lever de l'astre était d'une magnificence royale, au milieu de grandes nuées de pourpre et d'or; mais Maurice lui-même ne voyait plus ces spectacles des horizons et du ciel, et Jean seul, en paysan réfléchi, regardait d'un air inquiet l'aube rouge qui annonçait de la pluie. Aussi, avant le départ, comme on venait de distribuer le pain cuit la veille, et que l'escouade avait reçu trois pains longs, il blâma fortement Loubet et Pache de les avoir attachés sur leurs sacs. Les tentes étaient pliées, les sacs ficelés, on ne l'écouta point. Six heures sonnaient à tous les clochers des villages, lorsque l'armée entière s'ébranla, reprenant gaillardement sa marche en avant, dans l'espoir matinal de cette journée nouvelle.

      Le 106e, pour aller rejoindre la route de Reims à Vouziers, coupa presque tout de suite par des chemins de traverse, monta à travers des chaumes, pendant plus d'une heure. En bas, vers le nord, on apercevait parmi des arbres Béthiniville, où l'on disait que l'empereur avait couché. Et, lorsqu'on fut sur la route de Vouziers, les plaines de la veille recommencèrent, la Champagne pouilleuse acheva de dérouler ses champs pauvres, d'une désespérante monotonie. Maintenant, c'était l'Arne, un maigre ruisseau, qui coulait à gauche, tandis que les terres nues s'étendaient à droite, à l'infini, prolongeant l'horizon de leurs lignes plates. On traversa des villages, Saint-Clément, dont l'unique rue serpente aux deux bords de la route, Saint-Pierre, gros bourg de richards qui avaient barricadé leurs portes et leurs fenêtres. La grande halte eut lieu, vers dix heures, près d'un autre village, Saint-Etienne, où les soldats eurent la joie de trouver encore du tabac. Le 7e corps s'était divisé en plusieurs colonnes, le 106e marchait seul, n'ayant derrière lui qu'un bataillon de chasseurs et que l'artillerie de réserve; et, vainement, Maurice se retournait, aux coudes des routes, pour revoir l'immense convoi qui l'avait intéressé la veille: les troupeaux s'en étaient allés, il n'y avait plus que des canons roulant, grandis par ces plaines rases, comme des sauterelles sombres et hautes sur pattes. Mais, après Saint-Etienne, le chemin devint abominable, un chemin qui montait par ondulations lentes, au milieu de vastes champs stériles, dans lesquels ne poussaient que les éternels bois de pins, à la verdure noire, si

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