La Débâcle. Emile Zola
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Chouteau, qui portait le riz de l'escouade, hors d'haleine, furieux de la charge dont il était écrasé, jeta le paquet, croyant n'être vu de personne. Loubet l'avait aperçu.
— T'as tort, c'est pas à faire, ces coups-là, parce qu'ensuite les camarades se brossent le ventre.
— Ah! ouiche! répondit Chouteau, puisqu'on a de tout, on nous en donnera d'autre, à l'étape.
Et Loubet, qui portait le lard, convaincu par le raisonnement, se débarrassa à son tour.
Maurice, lui, souffrait de plus en plus de son pied, dont le talon devait s'être enflammé de nouveau. Il traînait la jambe, si douloureusement, que Jean céda à une sollicitude grandissante.
— Hein! ça ne va pas, ça recommence?
Puis, comme on faisait une courte halte pour laisser souffler les hommes, il lui donna un bon conseil.
— Déchaussez-vous, marchez le pied nu, la boue fraîche calmera la brûlure.
En effet, Maurice put de cette façon continuer à suivre, sans trop de peine; et un profond sentiment de reconnaissance l'envahit. C'était une véritable chance, pour une escouade, d'avoir un caporal pareil, ayant servi, sachant les tours du métier: un paysan mal dégrossi, évidemment; mais tout de même un brave homme.
On n'arriva que tard à Contreuve, où l'on devait bivouaquer, après avoir traversé la route de Châlons à Vouziers et être descendu, par une côte raide, dans le ravin de Semide. Le pays changeait, c'étaient déjà les Ardennes.
Et, des vastes coteaux nus, choisis pour le campement du 7e corps, dominant le village, on apercevait au loin la vallée de l'Aisne, perdue dans la fumée pâle des averses.
À six heures, Gaude n'avait pas encore sonné à la distribution. Alors, Jean, pour s'occuper, inquiet d'ailleurs du grand vent qui se levait, voulut en personne planter la tente. Il montra à ses hommes comment il fallait choisir un terrain en pente légère, enfoncer les piquets de biais, creuser une rigole autour de la toile, pour l'écoulement des eaux. Maurice, à cause de son pied, se trouvait exempté de toute corvée; et il regardait, surpris de l'adresse intelligente de ce gros garçon, d'allure si lourde. Lui, était brisé de fatigue, mais soutenu par l'espoir qui rentrait dans tous les coeurs. On avait rudement marché depuis Reims, soixante kilomètres en deux étapes. Si l'on continuait de ce train, et toujours droit devant soi, nul doute qu'on ne culbutât la deuxième armée allemande, pour donner la main à Bazaine, avant que la troisième, celle du prince royal de Prusse, qu'on disait à Vitry-Le-François, eût trouvé le temps de remonter sur Verdun.
— Ah çà! est-ce qu'on va nous laisser crever de faim? demanda Chouteau, en constatant, à sept heures, qu'aucune distribution n'était encore faite.
Prudemment, Jean avait toujours commandé à Loubet d'allumer du feu, puis de mettre dessus la marmite pleine d'eau; et, comme on n'avait pas de bois, il avait dû fermer les yeux, lorsque celui- ci, pour s'en procurer, s'était contenté d'arracher les treillages d'un jardin voisin. Mais, quand il parla de faire du riz au lard, il fallut bien lui avouer que le riz et le lard étaient restés dans la boue du chemin de Saint-Etienne. Chouteau mentait effrontément, jurait que le paquet devait s'être détaché de son sac, sans qu'il s'en aperçût.
— Vous êtes des cochons! cria Jean, furieux. Jeter du manger, quand il y a tant de pauvres bougres qui ont le ventre vide!
C'était comme pour les trois pains, attachés sur les sacs: on ne l'avait pas écouté, les averses venaient de les détremper, à tel point qu'ils s'étaient fondus, une vraie bouillie, impossible à se mettre sous la dent.
— Nous sommes propres! répétait-il. Nous qui avions de tout, nous voilà sans une croûte… Ah! vous êtes de rudes cochons!
Justement, on sonnait au sergent, pour un service d'ordre, et le sergent Sapin, de son air mélancolique, vint avertir les hommes de sa section que, toute distribution étant impossible, ils eussent à se suffire avec leurs vivres de campagne. Le convoi, disait-on, était resté en route, à cause du mauvais temps. Quant au troupeau, il devait s'être égaré, à la suite d'ordres contraires. Plus tard, on sut que le 5e et le 12e corps étant remontés, ce jour-là, du côté de Rethel, où allait s'installer le quartier général, toutes les provisions des villages avaient reflué vers cette ville, ainsi que les populations, enfiévrées du désir de voir l'empereur; de sorte que, devant le 7e corps, le pays s'était vidé: plus de viande, plus de pain, plus même d'habitants. Et, pour comble de misère, un malentendu avait envoyé les approvisionnements de l'intendance sur le Chesne-Populeux. Pendant la campagne entière, ce fut le continuel désespoir des misérables intendants, contre lesquels tous les soldats criaient, et dont la faute n'était souvent que d'être exacts à des rendez-vous donnés, où les troupes n'arrivaient pas.
— Sales cochons, répéta Jean hors de lui, c'est bien fait pour vous! Et vous ne méritez pas la peine que je vais avoir à vous déterrer quelque chose, parce que, tout de même, mon devoir est de ne pas vous laisser claquer en route!
Il partit à la découverte, comme tout bon caporal devait le faire, emmenant avec lui Pache, qu'il aimait pour sa douceur, bien qu'il le trouvât trop enfoncé dans les curés.
Mais, depuis un instant, Loubet avait avisé, à deux ou trois cents mètres, une petite ferme, une des dernières habitations de Contreuve, où il lui avait semblé distinguer tout un gros commerce. Il appela Chouteau et Lapoulle, en disant:
— Filons de notre côté. J'ai idée qu'il y a du fourbi, là-bas.
Et Maurice fut laissé à la garde de la marmite d'eau qui bouillait, avec l'ordre d'entretenir le feu. Il s'était assis sur sa couverture, le pied déchaussé, pour que la plaie séchât. La vue du camp l'intéressait, toutes les escouades en l'air, depuis qu'elles n'attendaient plus les distributions. Cette vérité se faisait en lui que certaines manquaient toujours de tout, tandis que d'autres vivaient dans une continuelle abondance, selon la prévoyance et l'adresse du caporal et des hommes. Au milieu de l'énorme agitation qui l'entourait, à travers les faisceaux et les tentes, il en remarquait qui n'avaient pas même pu allumer leur feu, d'autres résignées déjà, couchées pour la nuit, d'autres, au contraire, en train de manger de grand appétit, on ne savait quoi, de bonnes choses. Et ce qui le frappait d'autre part, c'était le bel ordre de l'artillerie de réserve, campée au-dessus de lui, sur le coteau. À son coucher, le soleil parut entre deux nuages, embrasa les canons, que les artilleurs avaient déjà lavés de la boue des chemins.
Cependant, dans la petite ferme que Loubet et les camarades guignaient, le chef de leur brigade, le général Bourgain- Desfeuilles, venait de s'installer commodément. Il avait trouvé un lit possible, il était attablé devant une omelette et un poulet rôti, ce qui le rendait d'une humeur charmante; et, comme le colonel De Vineuil s'était trouvé là, pour un détail de service, il l'avait invité à dîner. Tous deux mangeaient donc, servis par un grand diable blond, au service du fermier depuis trois jours seulement, et qui se disait Alsacien, un expatrié emporté dans la débâcle de Froeschwiller. Le général parlait librement devant cet homme, commentait la marche de l'armée, puis l'interrogeait sur la route et les distances, oubliant qu'il n'était point des Ardennes. L'ignorance absolue que montraient les questions, finit par émouvoir le colonel. Lui, avait habité Mézières. Il donna quelques indications précises, qui arrachèrent ce cri au général: