Le château de La Belle-au-bois-dormant. Pierre Loti
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Et enfin, par un autre portail, où une date: 1721, est inscrite, nous arrivons à un petit bois qui continue notre domaine et qui finit dans la campagne,—dans cette campagne de l'île, dénudée et plate, battue par les grands vents d'ouest, et cernée, à l'horizon extrême, par la ligne enveloppante de la mer....
Chez des gens du voisinage, que je n'avais pas vus depuis mon enfance, j'ai deux ou trois visites à faire, puisque me voici redevenu quelqu'un du pays: je laisse donc mon fils, avec son domestique et son matelot, dans le vieux jardin qui l'enchante, leur donnant mission à tous trois de fourrager parmi les branches et les fleurs mouillées pour composer une gerbe que nous porterons demain au cimetière de Rochefort, à la tombe des aïeules—afin qu'il soit pour elle, le premier bouquet cueilli par nous sur leur terre aujourd'hui rachetée.
Et, mes courses finies, quand je reviens à cette maison, seul, par les petites rues vides où l'on ne me regarde même plus passer, quand j'ouvre la porte moi-même, avec la grosse clef que Véronique m'a remise, alors, pour la première fois, j'ai vraiment l'impression que je rentre chez moi, ici, l'impression que ce logis vénéré m'appartient, avec tout ce qu'il renferme encore de souvenirs. Et comme c'est étrange de se trouver tout à coup maître de ces choses, qui ne semblaient presque plus réelles, tant l'éloignement et les années en avaient, si l'on peut dire, dématérialisé l'image!...
Donc, j'ouvre moi-même la porte des aïeules, et, dans la cour,—qui me fait à nouveau son accueil désolé, avec ses tapis de mousse, son herbe funèbre, son air de vétusté et de mort,—j'aperçois mon fils, assis entre ses deux amis sur les marches du perron et tenant la gerbe qu'il a fini de cueillir, une gerbe de lilas et de tulipes, toute ruisselante de pluie tiède. Son ravissement n'a pas faibli; il me fait promettre que je la remeublerai comme autre fois, cette demeure, qu'il y passera ses vacances prochaines et que même nous reviendrons nous y fixer.
Je lui dis oui, comme on dit aux enfants, surtout lorsqu'il s'agit de l'avenir éloigné. Mais, en réalité, qu'en ferons-nous bien, de cette maison? Résider ici, fût-ce même en passant, résider au milieu de cette île, redevenir quelqu'un de cette petite ville morne, voir chaque matin à mon réveil ce jardin-cimetière, non je ne pourrais plus!... A moins que ce ne soit plus tard dans la suite des années, si, quelque part en Orient, je ne tombe pas au bord d'un chemin.... Oui, plus tard, qui sait, rentrer ici pour le déclin de ma vie, puis dormir dans ce vieux sol où gisent des ossements d'ancêtres.... Et qu'on inscrive alors sur ma pierre ce verset de l'Ecriture: «Celui-là est venu de la grande tribulation»!...
A côté de mon fils, sur les marches du seuil, je m'assieds pour songer, dans ce silence, au milieu décès herbes. Jamais avec autant d'effroi je n'avais entrevu l'abîme, le définitif abîme ouvert entre ceux qui vivaient ici et l'homme que je suis devenu. Eux étaient les sages et les calmes, et ma destinée, au contraire, fut de courir à tous les mirages, de sacrifier à tous les dieux, de traverser tous les pandémoniums et de connaître toutes les fournaises....
En ce moment, des phrases me reviennent à la mémoire, prononcées par mon cher Alphonse Daudet, un jour où nous causions de mes origines et de mes ascendants de Saint-Pierre-d'Oleron: «Toi, vois-tu,—me disait-il, en riant avec compassion et mélancolie,—tu as surgi là comme un diable qui sort d'une boîte. Plusieurs générations, qui étouffaient de tranquillité régulière, ont tout à coup respiré éperdument par ta poitrine.... Tu paies tout ça, Loti, et ce n'est pas ta faute....» Est-ce que je sais, moi, si je suis responsable, ou si c'est mon temps qu'il faut accuser, ou si simplement je paie ou j'expie? Mais ce que je vois bien, c'est que la mousse et les fleurettes sauvages ont pris possession de ces marches sur lesquelles nous sommes, et que nous n'aurions pas dû les troubler par notre présence étrangère. Et, ce que je sens bien, c'est que l'ombre triste de ces vieux arbres descend comme un reproche sur ma tête.—Non, ils ne me reconnaîtraient point pour un des leurs, les ancêtres de l'île, et leur maison ne saurait plus être la mienne. Ils avaient la paix et la foi, la résignation et l'éternel espoir. L'antique poésie de la Bible hantait leurs esprits reposés; devant la persécution, leur courage s'exaltait aux images violentes et magnifiques du livre des Prophètes, et le rêve ineffablement doux qui nous est venu de Judée illuminait pour eux les approches de la mort. Avec quelle incompréhension et quel étonnement douloureux ils regarderaient aujourd'hui dans mon âme, issue de la leur!... Hélas, leur temps est fini, et le lien entre eux et moi est brisé à jamais.... Alors, revenir ici, pourquoi faire?
D'ailleurs, une seconde fois, je ne retrouverais sans doute même pas les impressions profondes de cette journée; il n'y aurait plus, pour mes suivants retours, ces nuages et cette saison, ce renouveau d'avril entre ces murs abandonnés, ce jardin refleuri sous ce ciel noir, rien de ce qui agit à cette heure sur le misérable jouet que je suis de mes nerfs et de mes yeux.
Le mieux serait donc, il me semble, de laisser sommeiller toutes ces choses, de refermer respectueusement cette porte, comme on scellerait une entrée de sépulcre,—et de ne plus l'ouvrir, jamais....
LE CHÂTEAU DE LA BELLE-AU-BOIS-DORMANT
«Il y a deux choses que Dieu même ne peut pas faire: un vieil arbre et un gentilhomme.»
(Vieux proverbe de Bretagne.)
Souvent j'ai jeté un appel d'alarme vers mes amis inconnus pour qu'ils m'aident à secourir des détresses humaines, et toujours ils ont entendu ma voix. Aujourd'hui il s'agit de secourir des arbres, de nos vieux chênes de France que la barbarie industrielle s'acharne partout à détruire, et je viens implorer: «Qui veut sauver de la mort une forêt, avec son château féodal campé au milieu, une forêt dont personne ne sait plus l'âge?»
Cette forêt-là, j'y ai vécu douze années de mon enfance et de ma prime jeunesse; tous ses rochers me connaissaient, et tous ses chênes centenaires et toutes ses mousses. Le domaine appartenait alors à un vieillard qui n'y venait jamais, vivait cloîtré ailleurs, et qu'en ce temps-là je me représentais comme une sorte d'invisible personnage de légende. Le château restait livré à un régisseur, campagnard solitaire et un peu farouche, qui n'ouvrait la porte à personne; on ne visitait pas, on n'entrait pas; j'ignorais ce que pouvaient cacher les liantes façades closes et ne regardais que de loin les grandes tours; mes promenades d'enfant en forêt s'arrêtaient au pied des terrasses moussues, enveloppées de la nuit verte des arbres et de leur silence.
Ensuite, je m'en suis allé courir par toute la Terre, mais le château fermé et ses chênaies profondes hantaient mon imagination toujours; entre mes longs voyages, je revenais comme un pèlerin ramené pieusement par le souvenir, me disant chaque fois que rien des lointains pays n'était plus reposant ni plus beau que ce coin si ignoré de notre Saintonge. Le lieu du reste se maintenait immuable: aux mêmes tournants des bois, entre les mêmes rochers, je retrouvais les mêmes graminées fines, les mêmes fleurettes exquises et rares; dans les clairières, sur les tapis des lichens jamais foulés, je voyais, ça et là, comme autrefois, pareilles à des turquoises, les petites plumes bleues tombées de l'aile des geais; dans les fourrés, les renards en maraude poussaient leurs mêmes glapissements du soir. Rien ne changeait; seulement les mousses épaississaient leurs velours sur les marches des perrons, les capillaires délicats gagnaient lentement les terrasses, et, dans les marais d'en bas, les fougères d'eau se faisaient plus géantes.
Or cette situation de délaissement, invraisemblable à notre époque utilitaire, s'était prolongée plus d'un demi-siècle, et on se disait que ce sommeil du château peut-être durerait longtemps encore, comme il arriva pour celui de la Belle-au-Bois-Dormant. Mais voici que le vieillard invisible vient de mourir, rassasié