Le château de La Belle-au-bois-dormant. Pierre Loti

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Le château de La Belle-au-bois-dormant - Pierre Loti

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quelle mélancolie, l'autre jour, un après-midi de fin d'été, je suis revenu là faire un pèlerinage qui pourrait bien être le dernier! L'un des nouveaux héritiers—jusqu'alors un inconnu pour moi,—averti de ma visite, avait eu la bonne grâce de me précéder pour me recevoir. Mais je voulais d'abord à être seul, et, laissant ma voiture à une demi-lieue du château, en familier de ces bois, je me suis glissé par d'étroits sentiers dans le ravin où j'avais eu, au temps de mon enfance, mes visions les plus passionnées de nature et d'exotisme.

      C'est un lieu certainement unique dans nos climats. La petite rivière sans nom, qui traverse toute la forêt dans une vallée très en contre-bas, s'attarde là, plus enclose de rochers, plus enfouie sous l'amas des verdures folles; elle s'épand au milieu des tourbes et des herbages pour former un semblant de marais tropical. Avant que j'aie vu les vraies flores exotiques, ce ravin déjà les révélait à mon imagination d'enfant. Les arbres qui y font de la nuit verte sont singulièrement hauts, sveltes, groupés en gerbes qui se penchent à la manière des bambous. A l'abri de ces voûtes de feuillage et de cette sorte de falaise qui garantit comme un mur contre le vent d'hiver, toute une réserve de nature vierge demeure blottie dans une humidité et une tiédeur presque souterraines; les roseaux jaillissent de souches si vieilles et si hautes qu'on les dirait montés sur un tronc, comme les dracénas; de même pour la plus grande de nos fougères, l'osmonde, qui y semble presque arborescente. C'est aussi la région des mousses prodigieuses, qui sur toutes les pierres du sol imitent des plumes frisées, et de mille autres plantes inconnues ailleurs, d'une fragilité et d'une défiance extrêmes, qui ne se risquent à paraître que sur les terrains tranquilles depuis toujours.—Il faudrait préserver jalousement de tels édens, sans doute millénaires, que ni volonté, ni fortune ne seront capables de recréer.—Dans la pénombre de sous-bois, je prends le sentier, plutôt l'incertaine battue, qui passe tout au pied de la falaise d'enceinte. Les roches surplombent, des roches d'un grisâtre un peu rose, tellement frottées par les siècles qu'elles n'ont plus que des surfaces arrondies. Voici d'abord dans cette muraille une étrange et adorable niche, toute festonnée de stalactites et frangée de capillaires, d'où s'échappe une source. Un peu plus loin, les roches lisses, ayant l'air de se plisser comme des draperies qu'on relève, découvrent peu à peu de profondes entrées obscures,—et ce sont les grottes préhistoriques ouvertes le long de cet ombreux marécage; rien n'a dû beaucoup changer aux entours, depuis les temps où des hôtes primitifs y aiguisaient leurs couteaux de silex. Il y en a plusieurs, de ces grottes, qui se suivent, montrant des porches en plein cintre ou bien dentelés et d'un dessin ogival. Et enfin j'arrive à la plus grande, dont la salle d'entrée a comme un dôme d'église; le demi-jour verdâtre des feuillées n'y pénètre pas très loin, et on aperçoit au fond, entre les piliers trapus que lui ont faits les stalactites, des couloirs qui s'en vont plonger en pleine nuit. J'aimais m'y aventurer jadis avec une lampe et un fil conducteur, et je me rappelle qu'une fois, vers ma quinzième année, j'avais failli me perdre dans le dédale de ces galeries, que tapissaient comme d'épaisses coulées de neige ou de lait, et qui étaient toutes de la même blancheur de suaire.

      Le sentier, toujours couvert et demi-sombre, mais de plus en plus facile, remonte enfin au niveau de la plaine, dans des bois touffus où la flore devient tout autre, sur un terrain sec, feutré de mousses différentes.

      Maintenant une large avenue droite, dans la direction du nord, va me conduire au château. Elle passe au milieu des bois, les pervenches lui font au printemps des tapis tout bleus, et les «chênes-verts» la recouvrent, lui donnant l'air d'une interminable nef; on s'en contenterait ailleurs, de ces chênes-là, mais ce ne sont que des arbres d'une soixantaine d'années, autant dire des arbrisseaux, comparés à ceux qui m'attendent plus loin.

      Au bout de l'avenue, la nuit verte tout à coup s'épaissit davantage; ici, les grands chênes ont des siècles, les mousses et les fougères se sont installées sur les vigoureuses ramures. Et enfin commence d'apparaître cette demeure de Belle-au-Bois-Dormant. Dans la même pénombre toujours, c'est d'abord la vieille grille en fer forgé et le perron moussu d'une immense et royale terrasse à balustres, et puis, au delà, encore loin, dans une échappée entre les branches, une façade et des tours dorées au soleil d'automne. Deux pavillons Louis XIII, fermés depuis cent ans, se dressent aux angles de cette terrasse déserte, qui domine de trente ou quarante pieds la rivière enclose, le monde frémissant des peupliers et des yeuses, la mêlée des herbages, des joncs, des fougères d'eau et des nénufars, toute l'inextricable jungle d'en bas....

      Celui des nouveaux maîtres de céans qui m'attendait vient à ma rencontre. Il va donc me donner accès dans le château, près duquel j'ai vécu si longtemps sans y pouvoir entrer.

      Premier portail en pierre rougeâtre, où des bas-reliefs de quatre siècles représentent des lions endormis. Puis, donjon avancé du guet, ancien pont-levis, cour d'honneur. Et les tours du château même sont à présent au-dessus de nos têtes, avec leurs créneaux du moyen âge féodal et leurs toits d'ardoise ajoutés lors de la Renaissance.

      La porte s'ouvre et nous sommes dans la place. Bien que les murailles extérieures n'eussent point de lézarde, je prévoyais un délabrement de logis abandonné. Non, rien n'a souffert. Les parois, il est vrai, sont badigeonnées de modeste chaux paysanne, mais tous les plafonds ont gardé leurs énormes solives, peinturlurées à la Renaissance, et il suffirait d'un lavage pour en ressusciter complètement les dessins et le coloris. Ça et là, des meubles fanés à point, des soies qui s'éteignent, du Louis XV, du Louis XVI ou du Directoire.... Vraiment un acquéreur, assez affiné pour comprendre cette sorte de simplicité seigneuriale qui fut celle de nos châteaux de province à la fin du dix-huitième siècle, n'aurait ici que la peine de prendre place.

      Une salle pourtant détonne par son luxe plus surchargé. Des artistes de la Renaissance italienne, mandés par les seigneurs d'alors, y avaient prodigué les peintures et les ciselures; aux murailles et au plafond, des encadrements sculptés en plein bois, avec une précieuse finesse, entourent de curieux tableaux, d'une époque indécise et transitoire, où certains visages ont la naïveté des primitifs, tandis que des clairs-obscurs et des détails de muscles sentent l'influence de Michel-Ange.

      Mais ce qui est sans prix, ce qui est sans égal nulle part, c'est la vue que l'on a des fenêtres d'en haut et des chambres des tours: au delà des grandes terrasses superposées et des vieux jardins à la française, partout, n'importe où l'on regarde, un lointain qui fait oublier le siècle présent, un lointain qui n'indique aucune époque de l'histoire; si l'on veut, c'est le moyen âge, ou même c'est le temps des Gaules; rien que le tranquille déploiement des branches, la paix infinie des choses que l'homme n'a pas encore dérangées. On respire l'éternelle senteur des arbres, des mousses et de la terre. Vers le sud, il y a les bois par lesquels je suis arrivé et qui tombent dans le ravin des grottes. Dans tout l'ouest, au-dessus de la rivière et d'une ligne rocheuse, ces autres bois très embroussaillés—où je connais des sépultures gallo-romaines et qui, en dehors du champ de la vue, confinent à un étrange petit désert de pierrailles. Vers le nord, enfin, c'est un moutonnement de cimes plus hautes et plus sombres, d'un vert intense où jamais l'automne ne met ses teintes de rouille: la forêt de «chênes-verts» que nous visiterons tout à l'heure.

      Et, devinant déjà aux allures de mon hôte, à son esprit distingué, qu'il saura comprendre, je lui représente quel crime il commettrait en livrant à des barbares ce domaine. En effet, il était pleinement de mon avis. Mais, pour des questions de partage (nombreux héritiers tous dispersés et établis en d'autres sites), il fallait vendre, et les coupeurs d'arbres renouvelaient des offres pressantes.

      —Vous, me dit-il, achetez-le!

      Réponse à prévoir, évidemment. Mais ce serait une peu raisonnable fantaisie, et pour ne venir jamais, car j'ai déjà, moi aussi, fixé ma vie ailleurs....

      Le soleil déclinant, nous sommes allés terminer ce pèlerinage dans la

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