Le roman d'un enfant. Pierre Loti
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C'était dans un domaine de campagne appelé «la Limoise», qui joué plus tard un grand rôle dans ma vie d'enfant. Il appartenait à de très anciens amis de ma famille, les D***, qui, en ville, étaient nos voisins, leur maison touchant presque la nôtre. Peut-être, l'été précèdent, étais-je déjà venu à cette Limoise,—mais à l'état inconscient de poupée blanche que l'on avait apportée au cou. Ce jour dont je vais parler était certainement le premier où j'y venais comme petit être capable de pensée, de tristesse et de rêve.
J'ai oublié le commencement, le départ, la route en voiture, l'arrivée. Mais, par un après-midi très chaud, le soleil déjà bas, je me revois et je me retrouve si bien, seul au fond du vieux jardin à l'abandon, que des murs gris, rongés de lierre et de lichen, séparaient des bois, des landes à bruyères, des campagnes pierreuses d'alentour. Pour moi, élevé à la ville, ce jardin très grand, qu'on n'entretenait guère, et où les arbres fruitiers mouraient de vieillesse, enfermait des surprises et des mystères de forêt vierge. Ayant sans doute franchi les buis de bordure, je m'étais perdu au milieu d'un des grands carrés incultes du fond, parmi je ne sais quelles hautes plantes folles,—des asperges montées, je crois bien,—envahies par de longues herbes sauvages. Puis je m'étais accroupi, à la façon de tous les petits enfants, pour m'enfouir davantage dans tout cela qui me dépassait déjà grandement quand j'étais debout. Et je restais tranquille, les yeux dilatés, l'esprit en éveil, à la fois effrayé et charmé. Ce que j'éprouvais, en présence de ces choses nouvelles, était encore moins de l'étonnement que du ressouvenir; la splendeur des plantes vertes, qui m'enlaçait de si près, je savais qu'elle était partout, jusque dans les profondeurs jamais vues de la campagne; je la sentais autour de moi, triste et immense, déjà vaguement connue; elle me faisait peur, mais elle m'attirait cependant,—et, pour rester là le plus longtemps possible sans qu'on vînt me chercher, je me cachais encore davantage, ayant pris sans doute l'expression de figure d'un petit Peau-Rouge dans la joie de ses forêts retrouvées.
Mais tout à coup je m'entendis appeler: «Pierre! Pierre! mon petit Pierrot!» Et sans répondre, je m'aplatis bien vite au ras du sol, sous les herbages et les fines branches fenouillées des asperges.
Encore: «Pierre! Pierre!» C'était Lucette; je reconnaissais bien sa voix, et même, à son petit ton moqueur, je comprenais qu'elle me voyait dans ma cache verte. Mais je ne la voyais point, moi; j'avais beau regarder de tous les côtés: personne!
Avec des éclats de rire, elle continuait de m'appeler, en se faisant des voix de plus en plus drôles. Où donc pouvait-elle bien être?
Ah! là-bas, en l'air! perchée sur la fourche d'un arbre tout tordu, qui avait comme des cheveux gris en lichen.
Je me relevai alors, très attrapé d'avoir été ainsi découvert.
Et en me relevant, j'aperçus au loin, par-dessus le fouillis des plantes agrestes, un coin des vieux murs couronnés de lierre qui enfermaient le jardin. (Ils étaient destinés à me devenir très familiers plus tard, ces murs-là; car, pendant mes jeudis de collège, j'y ai passé bien des heures, perché, observant la campagne pastorale et tranquille, et rêvant, au bruit des sauterelles, à des sites encore plus ensoleillés de pays lointains.) Et ce jour-là, leurs pierres grises, disjointes, mangées de soleil, mouchetées de lichen, me donnèrent pour la première fois de ma vie l'impression mal définie de la vétusté des choses; la vague conception des durées antérieures à moi-même, du temps passé.
Lucette D***, mon aînée de huit ou neuf ans, était déjà presque une grande personne à mes yeux: je ne pouvais pas la connaître depuis bien longtemps, mais je la connaissais depuis tout le temps possible. Un peu plus tard, je l'ai aimée comme une sœur; puis sa mort prématurée a été un de mes premiers vrais chagrins de petit garçon.
Et c'est le premier souvenir que je retrouve d'elle, son apparition dans les branches d'un vieux poirier. Encore ne s'est-il fixé ainsi qu'à la faveur de ces deux sentiments tout nouveaux auxquels il s'est trouvé mêlé: l'inquiétude charmée devant l'envahissante nature verte et la mélancolie rêveuse en présence des vieux murs, des choses anciennes, du vieux temps...
IV
Je voudrais essayer de dire maintenant l'impression que la mer m'a causée, lors de notre première entrevue,—qui fut un bref et lugubre tête-à-tête.
Par exception, celle-ci est une impression crépusculaire; on y voyait à peine, et cependant l'image apparue fut si intense qu'elle se grava d'un seul coup pour jamais. Et j'éprouve encore un frisson rétrospectif, dès que je concentre mon esprit sur ce souvenir.
J'étais arrivé le soir, avec mes parents, dans un village de la côte saintongeaise, dans une maison de pêcheurs louée pour la saison des bains. Je savais que nous étions venus là pour une chose qui s'appelait la mer, mais je ne l'avais pas encore vue (une ligne de dunes me la cachait, à cause de ma très petite taille) et j'étais dans une extrême impatience de la connaître. Après le dîner donc, à la tombée de la nuit, je m'échappai seul dehors. L'air vif, âpre, sentait je ne sais quoi d'inconnu, et un bruit singulier, à la fois faible et immense, se faisait derrière les petites montagnes de sable auxquelles un sentier conduisait.
Tout m'effrayait, ce bout de sentier inconnu, ce crépuscule tombant d'un ciel couvert, et aussi la solitude de ce coin de village... Cependant, armé d'une de ces grandes résolutions subites, comme les bébés les plus timides en prennent quelquefois, je partis d'un pas ferme...
Puis, tout à coup, je m'arrêtai glacé, frissonnant de peur. Devant moi, quelque chose apparaissait, quelque chose de sombre et de bruissant qui avait surgi de tous les côtés en même temps et qui semblait ne pas finir; une étendue en mouvement qui me donnait le vertige mortel... Évidemment c'était ça; pas une minute d'hésitation, ni même d'étonnement que ce fût ainsi, non, rien que de l'épouvante; je reconnaissais et je tremblais. C'était d'un vert obscur presque noir; ça semblait instable, perfide, engloutissant; ça remuait et ça se démenait partout à la fois, avec un air de méchanceté sinistre. Au-dessus, s'étendait un ciel tout d'une pièce, d'un gris foncé, comme un manteau lourd.
Très loin, très loin seulement, à d'inappréciables profondeurs d'horizon, on apercevait une déchirure, un jour entre le ciel et les eaux, une longue fente vide, d'une claire pâleur jaune...
Pour la reconnaître ainsi, la mer, l'avais-je déjà vue?
Peut-être, inconsciemment, lorsque, vers l'âge de cinq on six mois, on m'avait emmené dans l'île, chez une grand'tante, sœur de ma grand'mère. Ou bien avait-elle été si souvent regardée par mes ancêtres marins, que j'étais né ayant déjà dans la tête un reflet confus de son immensité.
Nous restâmes un moment l'un devant l'autre, moi fasciné par elle. Dès cette première entrevue sans doute, j'avais l'insaisissable pressentiment qu'elle finirait un jour par me prendre, malgré toutes mes hésitations, malgré toutes les volontés qui essayeraient de me retenir... Ce que j'éprouvais en sa présence était non seulement de la frayeur, mais surtout une tristesse sans nom, une impression de solitude désolée, d'abandon, d'exil... Et je repartis en courant, la figure très bouleversée, je pense, et les cheveux tourmentés par le vent, avec une hâte extrême d'arriver auprès de ma mère, de l'embrasser, de me serrer contre