Le roman d'un enfant. Pierre Loti

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Le roman d'un enfant - Pierre Loti

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       Table des matières

      Pour en finir avec les images tout à fait confuses des commencements de ma vie, je veux encore parler d'un rayon de soleil—rayon triste cette fois,—qui a laissé en moi-même sa marque ineffaçable et dont le sens ne me sera jamais expliqué.

      Au retour du service religieux, un dimanche, ce rayon m'apparut; il entrait dans un escalier de la maison, par une fenêtre entre-bâillée, et s'allongeait d'une certaine manière bizarre sur la blancheur d'un mur.

      J'étais revenu du temple seul avec ma mère, et je montais l'escalier en lui donnant la main; la maison pleine de silence avait cette sonorité particulière aux midis très chauds de l'été; ce devait être en août ou en septembre et, suivant l'usage de nos pays, les contrevents à demi fermés entretenaient une espèce de nuit pendant l'ardeur du soleil.

      Dès l'entrée, il me vint une conception déjà mélancolique de ce repos du dimanche qui, dans les campagnes et dans les recoins paisibles des petites villes, est comme un arrêt de la vie. Mais quand j'aperçus ce rayon de soleil plongeant obliquement dans cet escalier par cette fenêtre, ce fut une impression bien autrement poignante de tristesse; quelque chose de tout à fait incompréhensible et de tout à fait nouveau, où entrait peut-être la notion infuse de la brièveté des étés de la vie, de leur fuite rapide, et de l'impassible éternité des soleils... Mais d'autres éléments plus mystérieux s'y mêlaient aussi, qu'il me serait impossible d'indiquer même vaguement.

      Je veux seulement ajouter à l'histoire de ce rayon une suite qui pour moi y est intimement liée. Des années et des années passèrent; devenu homme, ayant vu les deux bouts du monde et couru toutes les aventures, il m'arriva d'habiter, pendant un automne et un hiver, une maison isolée au fond d'un faubourg de Stamboul. Là, sur le mur de mon escalier, chaque soir à la même heure, un rayon de soleil, arrivé par une fenêtre, glissait en biais; il éclairait une sorte de niche qui était creusée dans la pierre et où j'avais posé une amphore d'Athènes. Eh bien, jamais je n'ai pu voir descendre ce rayon sans repenser à l'autre, celui de ce dimanche d'autrefois, et sans éprouver la même, précisément, la même impression triste, à peine atténuée par le temps et toujours aussi pleine de mystère. Puis, quand le moment vint où il me fallut quitter la Turquie, quitter ce petit logis dangereux de Stamboul que j'avais adoré, à tous les déchirements du départ se mêla par instants cet étrange regret: jamais plus je ne reverrai le soleil oblique de l'escalier descendre sur la niche du mur et sur l'amphore grecque...

      Évidemment, dans les dessous de tout cela il doit y avoir, sinon des ressouvenirs de préexistences personnelles, au moins des reflets incohérents de pensées d'ancêtres, toutes choses que je suis incapable de dégager mieux de leur nuit et de leur poussière... D'ailleurs je ne sais plus, je ne vois plus; me voici de nouveau entré dans le domaine du rêve qui s'efface, de la fumée qui fuit, de l'insaisissable rien...

      Et tout ce chapitre, presque inintelligible, n'a d'autre excuse que d'avoir été écrit avec un grand effort de sincérité, d'être absolument vrai.

       Table des matières

      Au printemps, à la toute fraîche splendeur de mai, sur un chemin solitaire appelé: la route des Fontaines...

      (J'ai cherché à mettre à peu près par ordre de date ces souvenirs; je pense que je pouvais avoir cinq ans lorsque ceci se passait.)

      Donc, assez grand déjà pour me promener avec mon père et ma sœur, j'étais là, un matin de rosée, extasié de voir tout devenu si vert, de voir si promptement les feuilles élargies, les buissons touffus; sur les bords du chemin, les herbes montées toutes ensemble, comme un immense bouquet sorti en même temps de toute la terre, étaient fleuries d'un délicieux mélange de géraniums roses et de véroniques bleues; et j'en ramassais, j'en ramassais de ces fleurs, ne sachant auxquelles courir, piétinant dessus, me mouillant les jambes de rosée, émerveillé de tant de richesses à ma discrétion, voulant prendre à pleines mains et tout emporter. Ma sœur, qui déjà tenait une gerbe d'aubépines, d'iris, de longues graminées comme des aigrettes, se penchait vers moi, me tirant par la main, disant: «Allons, c'est assez, à présent; nous ne pourrons jamais tout cueillir, tu vois bien.» Mais je n'écoutais pas, absolument grisé par la magnificence de tout cela, ne me rappelant pas avoir jamais vu rien de pareil.

      C'était le commencement de ces promenades avec mon père et ma sœur qui, pendant longtemps (jusqu'à l'époque maussade des cahiers, des leçons, des devoirs) se firent presque chaque jour, tellement que je connus de très bonne heure les chemins des environs et les variétés des fleurs qu'on y pouvait moissonner.

      Pauvres campagnes de mon pays, monotones mais que j'aime quand même; monotones, unies, pareilles; prairies de foins et de marguerites où, en ces temps-là, je disparaissais, enfoui sous les tiges vertes; champs de blé, avec des sentiers bordés d'aubépines.... Du côté de l'Ouest, au bout des lointains, je cherchais des yeux la mer qui, parfois, quand on était allé très loin, montrait au-dessus de ces lignes déjà si planes, une autre petite raie bleuâtre plus complètement droite,—et attirante, attirante à la longue comme un grand aimant patient, sûr de sa puissance et pouvant attendre.

      Ma sœur, et mon frère dont je n'ai pas parlé encore, étaient de bien des années mes aînés, de sorte qu'il semblait, alors surtout, que je fusse d'une génération suivante.

      Donc, ils étaient pour me gâter, en plus de mon père et de ma mère, de mes grand'mères, de mes tantes et grand'tantes. Et, seul enfant au milieu d'eux tous, je poussais comme un petit arbuste trop soigné en serre, trop garanti, trop ignorant des halliers et des ronces....

       Table des matières

      On a avancé que les gens doués pour bien peindre (avec des couleurs ou avec des mots) sont probablement des espèces de demi-aveugles, qui vivent d'habitude dans une pénombre, dans un brouillard lunaire, le regard tourné en dedans, et qui alors, quand par hasard ils voient, sont impressionnés dix fois plus vivement que les autres hommes.

      Cela me semble un peu paradoxal.

      Mais il est certain que la pénombre dispose à mieux voir; comme dans les panoramas, par exemple, cette obscurité des vestibules qui prépare si bien au grand trompe-l'œil final.

      Au cours de ma vie, j'aurais donc été moins impressionné sans doute par la fantasmagorie changeante du monde, si je n'avais commencé l'étape dans un milieu presque incolore, dans le coin le plus tranquille de la plus ordinaire des petites villes: recevant une éducation austèrement religieuse; bornant mes plus grands voyages à ces bois de la Limoise, qui me semblaient profonds comme les forêts primitives, ou bien a ces plages de l'«île», qui me mettaient un peu d'immensité dans les yeux lors de mes visites à mes vieilles tantes de Saint-Pierre-d'Oleron.

      C'était surtout dans la cour de notre maison que se passait le plus clair de mes étés; il me semblait que ce fût là mon principal domaine, et je l'adorais....

      Bien jolie, il est vrai, cette cour; plus ensoleillée et aérée, et fleurie que la plupart des jardins

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