L'alouette du casque; ou, Victoria, la mère des camps. Эжен Сю
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— Il faut qu'elle ait un charme; car qui croirait jamais, à la voir, qu'elle est mère d'un fils de vingt-deux ans?
— Ah! si le fils avait tenu ce qu'il promettait!
— On l'aimerait comme on l'aimait autrefois.
— Oui, et c'est vraiment dommage, reprit Douarnek en secouant la tête d'un air chagrin, après avoir ainsi laissé parler les autres soldats; oui, c'est grand dommage! Ah! Victorin n'est plus cet enfant des camps que nous autres vieux à moustaches grises, qui l'avions vu naître et fait danser sur nos genoux, nous regardions, il y a peu de temps encore, avec orgueil et amitié.
Ces paroles des soldats me frappèrent; non-seulement j'avais souvent eu à défendre Victorin contre la sévère Sampso, mais je m'étais aperçu dans l'armée d'une sourde hostilité contre le fils de ma soeur de lait, lui jusqu'alors l'idole de nos soldats.
— Qu'avez-vous donc à reprocher à Victorin? dis-je à Douarnek et à ses compagnons. N'est-il pas brave… entre les plus braves? Ne l'avez-vous pas vu à la guerre?
— Oh! s'il s'agît de se battre… il se bat vaillamment… aussi vaillamment que toi, Scanvoch, quand tu es à ses côtés, sur ton grand cheval gris, songeant plus à défendre le fils de ta soeur de lait qu'à te défendre toi-même… Tes cicatrices le diraient si elles pouvaient parler par la bouche de tes blessures, selon notre vieux proverbe gaulois.
— Moi, je me bats en soldat; Victorin se bat en capitaine… Et ce capitaine de vingt-deux ans n'a-t-il pas déjà gagné cinq grandes batailles contre les Germains et les Franks?
— Sa mère, notre Victoria, la bien nommée, a dû, par ses conseils, aider à la victoire, car il confère avec elle de ses plans de combat… mais, enfin, c'est vrai, Victorin est bon capitaine.
— Et sa bourse, tant qu'elle est pleine, n'est-elle pas ouverte à tous? Connais-tu un invalide qui se soit en vain adressé à lui?
— Victorin est généreux… c'est encore vrai…
— N'est-il pas l'ami, le camarade du soldat? Est-il fier?
— Non, il est bon compagnon et de joyeuse humeur; d'ailleurs, pourquoi serait-il fier? Son père, sa victorieuse mère et lui ne sont-ils pas, comme nous autres, gens de plèbe gauloise?
— Ne sais-tu pas, Douarnek, que souvent les plus fiers sont ceux- là qui sont partis de plus bas?
— Victorin n'est point orgueilleux, c'est dit.
— À la guerre, ne dort-il pas sans abri, la tête sur la selle de son cheval, ainsi que nous autres cavaliers?
— Élevé par une mère aussi virile que la sienne, il devait devenir un rude soldat, il l'est devenu.
— Ignores-tu qu'il montre dans le conseil une maturité que beaucoup d'hommes de notre âge ne possèdent point? N'est-ce pas, enfin, sa bravoure, sa bonté, sa raison, ses rares qualités de soldat et de capitaine, qui l'ont fait acclamer par l'armée général et l'un des deux chefs de la Gaule?
— Oui, mais en le choisissant, nous savions, nous autres, que sa mère Victoria, la belle et la grande, serait toujours près de lui, le guidant, l'éclairant, tout en cousant ses toiles de lingerie, la digue matrone, à côté du berceau de son petit-fils, selon son habitude de bonne ménagère.
— Personne mieux que moi ne sait combien sont sages et précieux pour notre pays les conseils que Victoria donne à son fils. Mais qu'y a-t-il de changé? N'est-elle pas là, veillant sur Victorin et sur la Gaule, qu'elle aime d'un pareil et maternel amour?… Voyons, Douarnek, réponds-moi avec ta franchise de soldat: d'où vient cette hostilité, qui, je le crains, va toujours empirant contre Victorin?
— Écoute, Scanvoch; je suis, comme toi, un vieux et franc soldat, car ta moustache, plus jeune que la mienne, commence à grisonner. Tu veux la vérité? La voici. Nous savons tous que la vie des camps ne rend pas les gens de guerre chastes et réservés comme des jeunes filles élevées chez nos druidesses vénérées; nous savons encore, parce que nous en avons bu souvent, oh! très-souvent, que notre vin des Gaules nous met en humeur joyeuse ou tapageuse… Nous savons enfin qu'en garnison le jeune et fringant soldat, qui porte fièrement sur l'oreille une aigrette à son casque, en caressant sa moustache blonde ou brune, ne garde pas longtemps pour chers amis les pères qui ont de jolies filles ou les maris qui ont de jolies femmes… Mais tu m'avoueras, Scanvoch, qu'un soldat, qui d'habitude s'enivre comme une brute, et qui fait lâchement violence aux femmes, mérite d'être régalé d'une centaine de coups de ceinturon bien appliqués sur l'échine, et d'être ensuite chassé honteusement du camp: est-ce vrai?
— C'est vrai; mais pourquoi me dire ceci à propos de Victorin?
— Écoute encore, ami Scanvoch, et réponds-moi. Si un obscur soldat mérite ce châtiment pour sa honteuse conduite, que mériterait un chef d'armée qui se dégraderait ainsi?…
— Oserais-tu prétendre que Victorin ait jamais fait violence à une femme et qu'il s'enivre chaque jour? m'écriai-je indigné. Je dis que tu mens, ou que ceux qui t'ont rapporté cela ont menti… Voilà donc ces bruits indignes qui circulent dans le camp sur Victorin! Et vous êtes assez simples ou assez enclins à la calomnie pour les croire?…
— Le soldat n'est déjà pas si simple, ami Scanvoch; seulement il n'ignore pas le vieux proverbe gaulois: _On n'attribue les brebis perdues qu'aux possesseurs de troupeaux… _Ainsi, par exemple, tu connais le capitaine Marion? tu sais? cet ancien ouvrier forgeron?…
— Oui, l'un des meilleurs officiers de l'armée…
— Le fameux capitaine Marion, qui porte un boeuf sur ses épaules, ajouta un des soldats, et qui peut abattre ce boeuf d'un seul coup de poing, aussi pesant que la niasse de fer d'un boucher.
— Et le capitaine Marion, ajouta un autre rameur, n'en est pas moins bon compagnon, malgré sa force et sa gloire; car il a pour ami de guerre, pour saldune, comme on disait au temps jadis, un soldat, son ancien camarade de forge.
— Je connais la bravoure, la modestie, la haute raison et l'austérité du capitaine Marion, leur dis-je; mais à quel propos le comparer à Victorin?…
— Un mot encore, ami Scanvoch. As-tu vu, l'autre jour, entrer dans Mayence ces deux bohémiennes traînées dans leur chariot par des mules couvertes de grelots, et conduites par un négrillon?
— Je n'ai pas vu ces femmes, mais j'ai entendu parler d'elles.
Mais, encore une fois, à quoi bon tout ceci à propos de Victorin?
— Je t'ai rappelé le proverbe: On n'attribue les brebis perdues qu'aux possesseurs de troupeaux… parce que l'on aurait beau attribuer au capitaine Marion des habitudes d'ivrognerie et de violence envers les femmes, que, malgré sa simplesse, le soldat ne croirait pas un mot de ces mensonges, n'est-ce pas? De même que, si l'on attribuait quelque débauche à ces coureuses bohémiennes, le soldat croirait à ces bruits?
— Je te comprends, Douarnek, et comme toi je serai sincère… Oui, Victorin aime la gaieté du vin, en compagnie de quelques camarades de guerre… Oui, Victorin, resté veuf à vingt ans, après quelques mois de mariage, a parfois cédé aux entraînements de la jeunesse; sa mère a souvent regretté, ainsi que moi,