Les cotillons célèbres. Emile Gaboriau
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Voilà pourtant ce que l'on pouvait dire, sans mentir, et tous ces souvenirs importunaient Louis XIV.
C'est alors qu'il résolut de faire construire un palais à lui, un palais qu'emplirait sa seule personnalité, où on le sentirait vivre encore dans des siècles futurs.
Sur les ordres du roi on jeta les fondations de Versailles, lui-même avait choisi l'emplacement.
C'était un désert, et tout y était à créer, «non-seulement les monuments de l'art, mais la nature même.» C'est là précisément ce qui décida Louis XIV.
«Il n'y a, dit M. Henri Martin, point de sites, point d'eau, point d'habitants à Versailles: les sites, on les créera en créant un immense paysage de main d'homme; les eaux, on les amènera de toute la contrée par des travaux qui effraient l'imagination; les habitants, on les fera pour ainsi dire sortir de terre en élevant toute une grande cité pour le service du château. Louis se fera ainsi une cité à lui, dont il sera la vie. Versailles et la cour seront le corps et l'âme d'un même être, tous deux créés à même fin, pour la glorification du dieu terrestre auquel ils devront l'existence.»
Le duc de Créqui appelait Versailles un favori sans mérite. Mais n'était-ce pas un immense mérite que de n'en pas avoir et de devoir tout au maître?
Versailles s'éleva comme par magie; sans compter on y prodigua la vie des hommes et les richesses de la France. Que d'années de revenu enfouies dans ces sables stériles[4]! Là s'épuisa le génie de l'époque, l'industrie enfanta des miracles, l'art du temps dit son dernier mot.
On eut de l'eau, des fontaines jaillissantes, des forêts, arrachées toutes venues aux plus belles forêts de la couronne; le marbre s'entassa sur le marbre.
Mansard, Lebrun, Le Nôtre dirigeaient les travaux; l'œuvre avançait. Les bassins étaient creusés, et dans leur eau se miraient tous les dieux de la mer, toutes les dryades des fontaines; un peuple de statues animait les bosquets, tout l'Olympe.
Enfin le palais fut terminé. Il était à la taille du maître; des salles immenses, des escaliers de géants. Autour du palais une ville était sortie de terre, et l'on terminait les bâtiments si vastes où s'entassèrent les ministères; les aides, les commis, tout l'attirail de la cour.
Louis XIV alors se mit au balcon qui regarde le soleil levant, et en apercevant ce paysage splendide, ces jardins enchantés, ces pelouses, ces bosquets, il se sentit le dieu de cet univers et put dire: «Je suis content, je règne en paix.»
Alors, par toutes les fenêtres de son palais, il commença à jeter ce qui restait de richesses à la France, et dans les cours les courtisans avides se disputaient les dépouilles. Triste curée!
Versailles cependant, avec ses chambres sans nombre, ses casernes babyloniennes, ses communs grands comme une cité, Versailles était trop étroit encore pour loger cette foule oisive qui toujours et partout entourait le roi; peuple privilégié au milieu d'un autre peuple, et qui n'avait d'autres fonctions que de concourir à l'éclat du roi soleil. Prêtres de ce dieu qui avait inventé un culte tout particulier à son usage, sorte de liturgie païenne qui réglait minute par minute tous les mouvements de l'idole, et décidait «la façon d'ôter une pantoufle ou de mettre un bonnet[5].»
Cette religion, savamment combinée, avait deux grands buts. Elle tenait la noblesse à distance et donnait occasion de créer une foule de charges d'autant plus recherchées qu'elles permettaient d'approcher davantage de la personne royale.
Ces charges, qui se vendaient des sommes considérables, bien qu'elles fussent une ruine pour les titulaires, étaient innombrables. Chaque acte de la vie du roi justifiait un titre nouveau, depuis celui de grand chambellan, jusqu'à celui de capitaine des levrettes.
On croit rêver véritablement, lorsque minute par minute, détail par détail, on suit une des journées de Louis XIV, journée semblable à toutes les autres, ordonnée avec une symétrie que nul événement ne peut bouleverser.
Le cérémonial prend le roi au saut du lit, avec le médecin qui vient lui faire tirer la langue et ne le quitte que lorsqu'il a mis sa couronne de nuit et qu'un autre médecin est venu interroger les battements de son pouls. Il y a le grand et le petit lever; la chambre royale est pleine de ceux qui, en vertu de leur charge ou de leur dignité, ont le droit de contribuer à la toilette du roi fétiche.
Tout d'abord, c'est la perruque, mais le roi la met derrière ses rideaux, nul ne doit voir à nu le chef du souverain, encore y a-t-il plusieurs perruques: celle du grand lever n'est pas celle du petit; il y a la perruque des jours ordinaires et celle des jours de gala. La cérémonie de la chemise vient ensuite, c'est d'habitude un prince du sang qui la donne. Puis, la cérémonie des bas, des souliers et du reste. Les serviteurs de la main droite ne sont pas ceux de la main gauche. Il y a un gentilhomme pour le chapeau, un autre pour l'épée, un troisième pour les ordres que le roi porte sous son habit.
Chaque fonction de la machine royale, chaque besoin, chaque exigence de sa nature est le prétexte d'une pompe tout aussi imposante; c'est en cadence que le roi marche, qu'il boit, qu'il mange et qu'il prend médecine. La cérémonie de Molière, si burlesque, est une réalité.
Et afin qu'on ne puisse douter de ces faits, ils sont consignés en vingt endroits divers. Dangeau passe sa vie à écrire les faits et gestes du roi, il est l'historien de l'antichambre et des arrière-cabinets, mais il n'en est que plus précieux pour qui veut essayer de reconstituer cette cour, «la première du monde;» par lui, nous savons à une seconde près ce que faisait Louis XIV, il nous a légué les noms de ces courtisans heureux qui chaque soir recevaient le bougeoir des mains du roi.
Un autre monument précieux est le journal des médecins, longue histoire de la santé et de la maladie du roi, livre admirable, dit M. Michelet, dont le positif intrépide n'atténue pas l'adoration. Le roi, de page en page, est chanté et purgé.
Dans la vie de Louis XIV, les purges jouent un grand rôle. Elles n'avaient pas été seulement le prétexte de l'étiquette des jours de médecine qui rompt agréablement la monotonie du cérémonial quotidien, elles étaient de la plus grande utilité. Prodigieux mangeur, le roi avait souvent besoin de venir en aide à la nature.
Cet appétit du roi de France est une des grandes stupéfactions de la princesse Palatine, elle en parle dix fois dans ses Mémoires. «Le roi consommait aisément, dans un seul repas, écrit-elle, quatre assiettes de soupes diverses, un faisan entier, une perdrix, une assiette de salade, deux tranches de jambon, du mouton au jus et à l'ail, une assiette de pâtisserie, et au dessert, une profusion d'œufs durs et des fruits de toute qualité.»
Après de tels repas, largement arrosés, il fallait au roi le grand air et l'exercice, encore la digestion n'était-elle pas toujours facile, et dans les réactions qui suivent souvent, un illustre historien croit voir l'origine de la «politique à outrance» des dernières années de Louis XIV.
Et maintenant représentez-vous Louis XIV, lorsque, entre une triple haie de courtisans, il descend le grand escalier de Versailles. À voir, sur son passage l'admiration passionnée de tous ces nobles gentilshommes, ne devine-t-on pas que c'est là le maître qui tient la corne d'abondance, l'homme qui a pris le soleil pour emblème?