La sagesse et la destinée. Maurice Maeterlinck
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En tout cas, il est utile de parler du bonheur aux malheureux, pour leur apprendre à le connaître. Ils s'imaginent si volontiers que le bonheur est une chose extraordinaire et presque inaccessible! Mais si tous ceux qui peuvent se croire heureux disaient bien simplement les motifs de leur satisfaction, on verrait qu'il n'y a jamais, de la tristesse à la joie, que la différence d'une acceptation un peu plus souriante, un peu plus éclairée, à un asservissement hostile et assombri; d'une interprétation étroite et obstinée à une interprétation harmonieuse et élargie. Ils s'écrieraient alors: «N'est-ce donc que cela? Mais nous aussi nous possédons dans notre coeur les éléments de ce bonheur.» En effet vous les y possédez. À moins de grands malheurs physiques, tout le monde les possède. Mais ne parlez pas de ce bonheur avec mépris. Il n'y en a point d'autre. Le plus heureux des hommes est celui qui connaît le mieux son bonheur; et celui qui le connaît le mieux est celui qui sait le plus profondément que le bonheur n'est séparé de la détresse que par une idée haute, infatigable, humaine et courageuse.
C'est de cette idée qu'il est salutaire de parler le plus souvent possible; non pas pour imposer celle que l'on possède, mais pour faire naître peu à peu dans le coeur de ceux qui nous écoutent le désir d'en posséder une à leur tour. Cette idée est différente pour chacun de nous. La vôtre ne me convient point; vous aurez beau me la répéter avec éloquence, elle n'atteindra pas les organes cachés de ma vie. Il faut que j'acquière la mienne en moi-même, par moi-même. Mais tout en ne parlant que de la vôtre, vous m'aiderez sans le savoir à acquérir la mienne. Il arrivera que ce qui vous attriste me réconfortera, que ce qui vous console m'affligera peut-être, peu importe; ce qu'il y a de beau dans votre vision consolante entrera dans mon affliction, et ce qu'il y a de grand dans votre tristesse passera dans ma joie, si ma joie est digne de votre tristesse. Ce qu'il faut, avant tout, c'est préparer à la surface de notre âme une certaine hauteur pour y recevoir cette idée, comme les prêtres d'anciennes religions dénudaient et débarrassaient de ses épines et de ses ronces le sommet d'une montagne pour y recevoir le feu du ciel. Il n'est pas impossible que, demain, on nous envoie du fond de la planète Mars, dans la vérité définitive sur la constitution et sur le but de l'univers, la formule infaillible du bonheur. Elle ne changera, n'améliorera quelque chose, en notre vie morale, qu'autant que nous vivions depuis longtemps dans l'attente et le désir de l'amélioration. Chacun de nous profitera et jouira des bienfaits de cette formule, cependant invariable, en proportion de l'espace désintéressé, purifié, attentif et déjà éclairé que cette formule trouvera dans son âme. Toute la morale, toute la science de la justice et du bonheur, ne devrait être qu'une attente, une préparation aussi vaste, aussi expérimentée, aussi accueillante que possible. Certes, il est désirable entre tous, le jour où nous vivrons enfin dans la certitude, dans la vérité scientifique, totale, inébranlable; mais en attendant, il nous est donné de vivre dans une vérité plus importante encore, la vérité de notre âme et de notre caractère; et quelques sages nous ont prouvé que cette vie était possible au sein même des plus grandes erreurs matérielles.
III
Est-il vain de parler de morale, de justice, de bonheur et de tout ce qui s'y rapporte, avant l'heure définitive de la science qui peut tout bouleverser? Peut-être sommes nous dans des ténèbres provisoires, et bien des choses ne se font pas de la même façon dans les ténèbres qu'à la clarté du jour.
Néanmoins, les événements essentiels de notre vie physique et de notre vie morale ont lieu dans l'ombre, aussi nécessairement, aussi complètement qu'à la lumière. Il nous faut vivre, en attendant le mot de l'énigme, et c'est en vivant le plus heureusement, le plus noblement que l'on peut, qu'on vivra le plus puissamment et qu'on aura le plus de courage, le plus d'indépendance, le plus de clairvoyance, pour le désir et la recherche de la vérité. Et puis, quoi qu'il arrive, le temps consacré à l'étude de nous-même ne sera pas perdu. Quelle que soit la manière dont nous ayons un jour à envisager ce monde dont nous faisons partie, il y aura toujours bien plus de sentiments, de passions, de secrets inaltérés, inaltérables en l'âme humaine, qu'il n'y aura d'étoiles reliées à la terre, ou de mystères éclaircis par la science. Au sein de la vérité la plus irrécusable et la plus pénétrante, l'homme s'élèvera sans doute, mais il s'élèvera selon la direction invariable de l'âme humaine; et l'on peut affirmer que plus l'universelle certitude sera forte et consolante, plus les problèmes de la justice, de la morale, du bonheur et de l'amour prendront, aux yeux de tous, l'aspect dominateur et passionnant, sous lequel ils se sont toujours présentés aux regards du penseur.
Il importe de vivre comme si l'on se trouvait toujours à la veille de la grande découverte et de se préparer à l'accueillir, le plus totalement, le plus intimement, le plus ardemment qu'on pourra. Et la meilleure manière de l'accueillir un jour, sous quelque forme qu'elle se doive révéler, c'est de l'espérer dès aujourd'hui, aussi haute, aussi vaste, aussi parfaite, aussi ennoblissante, qu'il nous est donné de nous l'imaginer. Nous ne saurions lui prêter trop d'ampleur, trop de beauté, ni trop de majesté. Il est certain qu'elle sera meilleure que nos meilleurs espoirs, car si elle en diffère, si elle va jusqu'à les contredire, par le fait même qu'elle nous apportera la vérité, elle nous apportera quelque chose de plus grand, de plus haut, de plus conforme à la nature humaine que ce que nous avions attendu. Pour l'homme, dût-il y perdre tout ce qu'il admirait, l'admirable par excellence ce sera la vérité intime de l'univers. En supposant qu'au jour où elle sera manifestée, les plus humbles cendres de nos espérances soient dispersées, il nous restera en tout cas notre préparation à l'admirable, et l'admirable entrera dans notre âme à flots plus ou moins abondants, selon la largeur, selon la profondeur du lit que notre attente aura creusé.
IV
Est-il nécessaire de se croire meilleur que l'univers? Nous aurons beau raisonner, toute notre raison ne sera jamais qu'un bien faible rayon de la nature, une infime partie de ce tout qu'elle s'arroge le droit de juger, et faut-il qu'un rayon, pour qu'il fasse son devoir, souhaite de modifier la lampe dont il émane?
Le sommet de notre être, du haut duquel nous entendons absoudre ou condamner la totalité de la vie, n'est évidemment qu'une inégalité que notre oeil seul remarque sur la sphère sans limite de la vie. Il est sage de penser et d'agir comme si tout ce qui arrive à l'humanité était indispensable. Il n'y a pas longtemps, pour ne citer qu'un seul de ces problèmes que l'instinct de notre planète est appelé à résoudre, il n'y a pas longtemps, on eut, paraît-il, l'intention de demander aux penseurs de l'Europe s'il faudrait considérer comme un bonheur ou un malheur qu'une race énergique, opiniâtre et puissante, mais qui nous semble, à nous autres Aryens, en vertu de préjugés trop aveuglément acceptés, inférieure par l'âme ou par le coeur, la race juive en un mot, disparût ou devînt prépondérante. Je suis persuadé que le sage peut répondre, sans qu'il y ait dans sa réponse ni résignation ni indifférence répréhensibles: «Ce qui aura lieu sera le bonheur.» Souvent, ce qui a lieu nous paraît avoir tort, mais qu'a donc fait de plus utile jusqu'ici toute la raison humaine que de trouver une raison supérieure aux torts de la nature? Tout ce qui nous soutient, tout ce qui nous assiste, dans la vie physique comme dans la vie morale, vient d'une sorte de justification lente et graduelle de la force inconnue qui nous parut d'abord impitoyable. Si une race absolument conforme à notre idéal disparaît, c'est que notre idéal n'est pas absolument conforme à l'idéal par excellence, qui est, comme je l'ai dit, la vérité intime de l'univers.
Déjà, nous avons su tirer de notre expérience, déjà nous avons vu confirmer par la réalité d'admirables rêves, d'admirables désirs, de grandes idées et de grands