La sagesse et la destinée. Maurice Maeterlinck
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En tout cas, le destin véritable auquel Claudius et Gertrude s'étaient abandonnés,—car on ne se livre au destin que lorsqu'on fait le mal,—le destin véritable, qui est le destin intérieur, aurait suivi sa voie dans l'âme des coupables, mais aurait-il pu en sortir, aurait-il osé franchir la barrière éclatante et accusatrice que la simple présence d'un de ces sages eût mise en permanence devant les portes du palais? Si les destinées de ceux qui sont moins sages participent malgré elles aux destinées du sage qu'elles rencontrent, les destinés du sage sont rarement atteintes par des destinées inférieures. Dans les domaines de la fatalité, non plus que sur la terre, les fleuves ne remontent vers leurs sources. Mais pour en revenir à la première idée, vous imaginez-vous une âme puissante et souveraine, comme celle de Jésus à la place d'Hamlet, dans Elseneur, et que la tragédie suive son cours jusqu'aux quatre morts de la fin? Cela vous paraît-il possible? Est-ce que le crime le plus habile, en présence d'une sagesse profonde, ne ressemble pas un peu à ces spectacles que l'on offre le soir aux tout petits enfants et dont un rayon de soleil révèlerait la pauvreté et le mensonge? Voyez-vous Jésus-Christ, ou simplement le sage que vous avez peut-être rencontré, au milieu des ténèbres volontaires d'Elseneur? Qu'est-ce qui mène Hamlet, sinon une pensée aveugle qui lui dit que la vengeance est l'unique devoir? Mais fallait-il vraiment un effort surhumain pour reconnaître que la vengeance n'est jamais un devoir? Je le répète, Hamlet pense beaucoup, mais il n'est guère sage. Il ne paraît pas soupçonner où se trouve le défaut de la cuirasse du destin. Il ne suffit pas toujours de s'armer de pensées hautes pour le vaincre, car le destin sait opposer aux pensées hautes des pensées plus hautes encore; mais quel destin a jamais résisté à des pensées douces, simples, bonnes et loyales? La seule manière d'asservir le destin, c'est de faire le contraire du mal qu'il voudrait nous faire faire. Il n'y a pas de drame inévitable. Les catastrophes d'Elseneur n'ont lieu que parce que toutes les âmes se refusent à voir; mais une âme vivante contraint toutes les autres à entr'ouvrir les yeux. Où était-il écrit que Laërte, Ophélie, Gertrude, Hamlet et Claudius dussent mourir, si ce n'est dans l'aveuglement misérable d'Hamlet? Mais qu'y avait-il donc d'inévitable en cet aveuglement? Ne faisons pas intervenir le destin là où une pensée peut désarmer encore les puissances meurtrières. Il lui reste une part assez belle. Le destin, je retrouve son empire dans un mur qui me tombe sur la tête, dans la tempête qui éventre un navire et dans l'épidémie qui atteint ceux que j'aime. Mais il n'entre jamais dans l'âme d'un homme qui ne l'appelle pas. Hamlet est malheureux parce qu'il marche dans des ténèbres inhumaines, et c'est son ignorance qui fixe son malheur. Il n'y a rien au monde qui obéisse plus longtemps que la fatalité à tous ceux qui osent lui donner des ordres. Horatio lui-même eût pu lui en donner jusqu'au dernier moment, mais il n'a pas eu l'énergie nécessaire pour sortir de l'ombre de son maître. Il eût suffi qu'une âme eût eu l'audace de crier la vérité dans Elseneur, pour que l'histoire d'Elseneur ne se fût pas écroulée tout entière dans des larmes de haine et d'horreur. Mais le mauvais hasard, aux doigts de la sagesse, est souple comme un jonc que l'on vient de couper et devient une barre d'airain meurtrièrement inflexible aux mains de l'inconscience. Une fois de plus, tout dépendait ici, non du destin, mais de la sagesse du plus sage, car Hamlet était le plus sage, et c'est pourquoi il devenait, par sa seule présence, le centre même du drame d'Elseneur—et la sagesse d'Hamlet ne dépendait que de lui-même.
XVIII
Si vous vous défiez des tragédies imaginaires, pénétrez dans l'un ou l'autre des grands drames de l'histoire authentique; vous verrez que la destinée et l'homme y ont les mêmes rapports, les mêmes habitudes, les mêmes impatiences, les mêmes soumissions et les mêmes révoltes. Vous verrez que là aussi la partie la plus active de ce que nous nous plaisons à nommer «fatalité» est une force créée par les hommes. Elle est énorme, il est vrai, mais rarement irrésistible. Elle ne sort pas, à un moment donné, d'un abîme inexorable, inaccessible et insondable. Elle est formée de l'énergie, des désirs, des pensées, des souffrances, des passions de nos frères, et nous devrions connaître ces passions puisqu'elles sont pareilles aux nôtres. Même dans les moments les plus étranges, dans les malheurs les plus mystérieux et les plus imprévus, nous n'avons presque jamais à lutter contre un ennemi invisible ou totalement inconnu. N'étendons pas à plaisir le domaine de l'inéluctable. Les hommes vraiment forts n'ignorent point qu'ils ne connaissent pas toutes les forces qui s'opposent à leurs projets, mais ils combattent contre celles qu'ils connaissent aussi courageusement que s'il n'y en avait pas d'autres, et triomphent souvent. Nous aurons singulièrement affermi notre sécurité, notre paix et notre bonheur, le jour où notre ignorance et notre indolence auront cessé d'appeler fatal tout ce que notre énergie et notre intelligence auraient dû appeler naturel et humain.
XIX
Voyez une mémorable victime du destin: Louis XVI. Jamais, semble-t-il, la fatalité ne voulut plus implacablement le malheur d'un pauvre homme, honnête, bon, doux, vertueux. Mais si on regarde l'histoire de plus près, de quoi est fait tout le venin de cette fatalité sinon des faiblesses, des hésitations, des petites duplicités, des inconséquences, de la vanité et de l'aveuglement de la victime? S'il est vrai qu'une sorte de prédestination domine toutes les circonstances d'une vie, cette prédestination ne saurait se trouver que dans notre caractère; et le caractère, n'est-ce pas ce qui devrait se modifier le plus facilement dans un homme de bonne volonté? N'est-ce pas, en fait, ce qui se modifie toujours dans la plupart des existences? Avez-vous, à trente ans, le caractère que vous aviez à vingt? Il est meilleur ou pire selon que vous avez vu triompher le mensonge et la haine, la déloyauté et la méchanceté, ou bien la vérité, l'amour et la bonté. Et vous avez cru voir triompher la haine ou l'amour, la vérité ou le mensonge d'après l'idée plus ou moins élevée que vous vous êtes faite peu à peu du bonheur et du but de la vie. C'est ce qui préoccupe notre secret désir qui semble naturellement l'emporter. Si vous tournez les yeux du côté du mal, le mal est partout victorieux; mais si vous avez appris à vos regards à s'attacher à la simplicité, à la sincérité et à la vérité, vous ne verrez au fond de toute chose que la victoire puissante et silencieuse de ce que vous aimez.
XX
Toutefois, n'allons pas juger Louis XVI du point de vue où nous sommes. Mettons-nous à sa place, au milieu de ses incertitudes, de son étonnement, de ses difficultés, de ses obscurités. Il est trop facile de prévoir ce qu'il eût fallu faire après que l'on sait tout ce qui a été fait. Nous aussi, dans nos troubles, dans nos hésitations, dans notre ignorance du devoir, on devra nous juger en cherchant à retrouver la trace de nos derniers pas sur le sable de la petite éminence d'où nous nous efforcions de découvrir l'avenir. Savons-nous mieux que Louis XVI ce qu'il convient de faire en ce moment? Ce qu'il faut abandonner et ce qu'il faut défendre? Flotterons-nous plus sagement que lui entre les droits de la raison humaine et ceux des circonstances? L'hésitation consciencieuse n'a-t-elle pas souvent tous les caractères d'un devoir? L'exemple du malheureux roi peut cependant nous enseigner une chose importante: c'est que dans un grand et noble doute, il faut toujours aller courageusement, directement et infiniment au delà de ce qui nous paraît raisonnable, réalisable et juste. L'idée que nous nous faisons du devoir, de la justice et de la vérité, si claire, si avancée, si indépendante qu'elle nous paraisse, ne l'est jamais autant qu'elle le sera tout naturellement quelques années, quelques siècles plus tard. Il est donc sage d'aller du moins aussi promptement que possible à la pointe extrême de ce que nous voyons, de ce que nous espérons. Si Louis XVI avait fait ce que nous aurions fait