La sagesse et la destinée. Maurice Maeterlinck
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VIII
Mais ce sentiment de soi-même, tel qu'on le comprend d'habitude, se limite trop volontiers à la connaissance de nos défauts et de nos qualités. Il peut s'étendre à des mystères infiniment plus secourables. Se connaître soi-même, ce n'est pas seulement se connaître au repos ou se connaître plus ou moins dans le présent et le passé. Les êtres dont je parle n'ont en eux cette force que parce qu'ils se connaissent aussi dans l'avenir. Avoir conscience de soi-même, pour les hommes les plus grands, c'est avoir conscience, jusqu'à un certain point, de son étoile ou de sa destinée. Ils connaissent une partie de leur avenir parce qu'ils sont déjà une partie de cet avenir même. Ils ont confiance en eux parce qu'ils savent dès aujourd'hui ce que les événements deviendront dans leur âme. L'événement en soi, c'est l'eau pure que nous verse la fortune et il n'a d'ordinaire par lui même ni saveur, ni couleur, ni parfum. Il devient beau ou triste, doux ou amer, mortel ou vivifiant, selon la qualité de l'âme qui le recueille. Il arrive sans cesse à ceux qui nous entourent mille et mille aventures qui semblent toutes chargées de germes d'héroïsme, et rien d'héroïque ne s'élève après que l'aventure s'est dissipée. Mais Jésus-Christ rencontre sur sa route une troupe d'enfants, une femme adultère ou la Samaritaine, et l'humanité monte trois fois de suite à la hauteur de Dieu.
IX
On devrait pouvoir dire qu'il n'arrive aux hommes que ce qu'ils veulent qu'il leur arrive. Nous n'avons, il est vrai, qu'une influence affaiblie sur un certain nombre d'événements extérieurs; mais nous avons une action toute puissante sur ce que ces événements deviennent en nous-mêmes, c'est-à-dire sur la partie spirituelle qui est la partie lumineuse et immortelle de tout événement. Il est des milliers d'êtres en qui cette partie spirituelle qui demande à naître de tout amour, de tout malheur ou de toute rencontre n'a pu vivre un instant, et ceux-là passent comme des épaves sur un fleuve. Il en est quelques autres en qui cette part immortelle absorbe tout; et ceux-là sont comme des îles sur la mer, car ils ont trouvé un point fixe d'où ils commandent aux destinées intimes; et la destinée véritable est une destinée intime. Pour la plupart des hommes, c'est ce qui leur arrive qui assombrit ou éclaire leur vie; mais la vie intérieure de ceux dont je parle éclaire seule tout ce qui leur arrive. Si vous aimez, ce n'est pas cet amour qui fait partie de votre destinée; c'est la conscience de vous-même que vous aurez trouvée au fond de cet amour qui modifiera votre vie. Si l'on vous a trahi, ce n'est pas la trahison qui importe; c'est le pardon qu'elle a fait naître dans votre âme, et la nature plus ou moins générale, plus ou moins élevée, plus ou moins réfléchie de ce pardon, qui tournera votre existence vers le côté paisible et plus clair du destin où vous vous verrez mieux que si l'on vous était resté fidèle. Mais si la trahison n'a pas accru la simplicité, la confiance plus haute, l'étendue de l'amour, on vous aura trahi bien inutilement, et vous pourrez vous dire qu'il n'est rien arrivé.
X
N'oublions pas que rien ne nous arrive qui ne soit de la même nature que nous-mêmes. Toute aventure qui se présente, se présente à notre âme sous la forme de nos pensées habituelles, et aucune occasion héroïque ne s'est jamais offerte à celui qui n'était pas un héros silencieux et obscur depuis un grand nombre d'années. Gravissez la montagne ou descendez dans le village, allez au bout du monde ou bien promenez-vous autour de la maison, vous ne rencontrerez que vous-même sur les routes du hasard. Si Judas sort ce soir, il ira vers Judas et aura l'occasion de trahir, mais si Socrate ouvre sa porte, il trouvera Socrate endormi sur le seuil et aura l'occasion d'être sage. Nos aventures errent autour de nous comme les abeilles sur le point d'essaimer errent autour de la ruche. Elles attendent que l'idée-mère sorte enfin de notre âme; et quand elle est sortie, elles s'agglomèrent autour d'elle. Mentez, et les mensonges accourront; aimez, et la grappe d'aventures frissonnera d'amour. Il semble que tout n'attende qu'un signal intérieur, et si notre âme devient plus sage vers le soir, le malheur aposté par elle-même le matin devient plus sage aussi.
XI
Il n'arrive jamais de grands événements intérieurs à ceux qui n'ont rien fait pour les appeler à eux; et cependant le moindre accident de la vie porte en lui la semence d'un grand événement intérieur. Mais ces événements sont les esclaves de la justice, et chaque homme a la part de butin qu'il mérite. Nous devenons exactement ce que nous découvrons dans les bonheurs et les malheurs qui nous adviennent; et les caprices les plus inattendus de la fortune s'accoutument à prendre la forme même de nos pensées. Les vêtements, les armes et les parures du destin se trouvent dans notre vie intérieure. Si Socrate et Thersite perdent leur fils unique le même jour, le malheur de Socrate ne sera pas pareil au malheur de Thersite. La mort même, que l'on croit invariable, a d'autres habitudes, d'autres gestes, d'autres larmes dans la maison des bons que dans celle des méchants. On dirait que le malheur ou le bonheur se purifie avant de frapper à la porte du sage; et qu'il baisse la tête pour entrer dans une âme médiocre.
XII
À mesure que nous devenons sages, nous échappons à quelques-unes de nos destinées instinctives. Il y a dans tout être un certain désir de sagesse, qui pourrait transformer en conscience la plupart des hasards de la vie. Et ce qui a été transformé en conscience n'appartient plus aux puissances ennemies. Une souffrance que votre âme a changée en douceur, en indulgence ou en sourires patients, est une souffrance qui ne reviendra plus sans ornements spirituels; et une faute et un défaut que vous avez regardés face à face est une faute et un défaut qui ne peuvent plus vous nuire, et qui ne peuvent plus nuire aux autres.
Il existe des rapports incessants entre l'instinct et le destin, ils se soutiennent l'un l'autre, et ils rôdent la main dans la main autour de l'homme inattentif. Mais tout être qui sait diminuer en lui la force aveugle de l'instinct, diminue tout autour de lui la force du destin. Il semble qu'il crée une sorte de lieu d'asile, inviolable en proportion de sa sagesse, et ceux qui passent par hasard dans la zone éclairée de sa conscience acquise n'ont rien à craindre du hasard tant qu'ils s'attardent en cette zone. Placez Socrate et Jésus-Christ au milieu des Atrides, et l'Orestie n'aura pas lieu aussi longtemps qu'ils se trouveront dans le palais d'Agamemnon; et s'ils se fussent assis sur le seuil des demeures de Jocaste, OEdipe n'eût pas songé à se crever les yeux. Il y a des malheurs que la fatalité n'ose entreprendre en présence d'une âme qui l'a vaincue plus d'une fois, et le sage qui passe interrompt mille drames.
XIII
Il est si vrai que la présence du sage paralyse le destin, qu'il n'existe peut-être pas un seul drame où paraisse un véritable sage, et s'il y en paraît un, l'événement