La sagesse et la destinée. Maurice Maeterlinck

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La sagesse et la destinée - Maurice Maeterlinck

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son génie. Or, il est probable que Louis XVI, qui n'était ni un méchant homme ni un imbécile, a pu voir, ne fût-ce qu'une minute, sa situation, du même oeil que l'eût vue un philosophe désintéressé. En tout cas, cela n'est pas, historiquement ou psychologiquement, impossible. Nous savons bien souvent, dans nos doutes solennels, où se trouve le point fixe, le sommet inaltérable du devoir, mais il nous semble qu'il y a, du devoir actuel à ce sommet trop solitaire et trop étincelant, une distance qu'il ne serait pas prudent de franchir tout de suite. Et pourtant, toute l'histoire de l'humanité, toute l'expérience de notre propre vie ne nous prouvent-elles pas que c'est toujours le plus haut sommet qui a raison, qu'il faut toujours finir par y monter de force, après avoir perdu un temps précieux sur la plupart des éminences intermédiaires? Qu'est-ce qu'un sage, un héros, un grand homme, sinon celui qui est allé tout seul, avant les autres, sur le plateau désert que tous apercevaient plus ou moins clairement?

       Table des matières

      Nous ne prétendons pas qu'il eût fallu que Louis XVI eût été un homme de ce genre, un homme de génie, bien que ce soit presque un devoir d'avoir du génie quand on tient dans ses mains la destinée d'un grand nombre de ses frères. Nous ne prétendons pas davantage que les meilleurs de nous eussent évité ses erreurs et par conséquent ses malheurs. Non; mais une chose est certaine, c'est qu'aucun de ces malheurs n'avait une origine surhumaine, n'était surnaturellement ou trop mystérieusement inévitable. Ils ne descendaient pas d'un autre monde; ils n'étaient pas envoyés par un Dieu monstrueux, incompréhensible et capricieux. Ils étaient nés d'une idée de justice méconnue, d'une idée de justice qui s'était reveillée en sursaut dans la vie, mais qui n'avait jamais dormi dans la raison de l'homme. Et qu'y a-t-il au monde de plus rassurant, de plus près de nous, de plus profondément humain qu'une idée de justice? Il était regrettable, au point de vue de la tranquillité de Louis XVI, que cette idée se fût précisément réveillée sous son règne; c'est à peu près tout ce qu'il pouvait reprocher au destin; et la plupart des reproches que nous lui faisons d'ordinaire ont la même valeur.

      Pour le reste, il est très légitimement permis de supposer qu'un seul acte d'énergie, de loyauté totale, de sagesse désintéressée et noblement clairvoyante eût pu changer le cours des événements. Si la fuite à Varennes, qui était cependant un acte de duplicité et de faiblesse coupable, avait été organisée d'une manière un peu moins puérile, un peu moins absurde, comme aurait pu l'organiser tout homme habitué à la vie réelle, il n'est pas douteux que Louis XVI ne serait pas mort sur l'échafaud. Etait-ce un dieu ou son aveugle complaisance pour Marie-Antoinette qui le poussait à confier au sot, vaniteux et maladroit de Fersen les préparatifs et la direction du désastreux voyage? Etait-ce une force pleine de grands mystères ou sa légèreté, son insouciance, son inconscience, je ne sais quel abandon apathique et en même temps provocateur à son étoile, comme les nonchalants et les faibles en ont souvent dans les dangers, qui l'obligeait de mettre, à chaque relais, la tête à la portière de la berline, de façon à être reconnu trois ou quatre fois? Et dans le moment décisif, dans cette sinistre et haletante nuit de Varennes, qui est une de ces nuits de l'histoire où la fatalité eût dû régner à l'horizon comme une inébranlable montagne, ne la voit-on pas chanceler à chaque pas, cette fatalité, telle qu'un enfant qui marche pour la première fois et qui ne sait si c'est ce caillou blanc ou cette touffe d'herbe qui le fera choir à droite ou à gauche dans le sentier? À l'arrêt tragique de la berline, dans la nuit noire, au cri terrible poussé par un adolescent, le jeune Drouet: «Au nom de la nation!…» un ordre du roi dans la voiture, un coup de fouet, un coup de collier, et vous et moi, nous ne serions probablement pas nés, car l'histoire du monde n'eût pas été la même. Et puis devant le maire, respectueux, déconcerté, hésitant, et qui n'attend qu'un mot impérieux pour ouvrir toutes les portes, et à l'auberge, et dans la boutique de M. Sauce, le brave épicier du village, enfin à l'arrivée de Goguelat et de Choiseul, entourés des hussards qui apportent le salut, à vingt reprises, tout n'a-t-il pas dépendu d'un oui ou d'un non, d'un pas, d'un geste, d'un regard? Mettez dix hommes que vous connaissez assez intimement dans la situation du roi de France, et vous prévoirez à coup sûr l'issue de leurs dix nuits. Ah! c'est bien là la nuit honteuse, la nuit révélatrice de la fatalité! Vit-on jamais plus clairement la dépendance, la misère familière et effarée de cette grande force mystérieuse qui dans nos heures trop résignées semble peser sur notre vie? La vit-on jamais, plus complètement dépouillée de ses vêtements empruntés, imposants et trompeurs, aller et venir, cent fois de suite et tout en larmes, de la mort à la vie, de la vie à la mort, et se jeter enfin, comme une femme épouvantée, dans les bras d'un malheureux homme un peu moins inexistant, un peu moins indécis qu'elle-même, pour implorer jusqu'au matin une décision, une existence qu'elle ne trouve jamais qu'au fond d'une intelligence, d'une volonté humaine?

       Table des matières

      Pourtant, ce n'est pas là toute la vérité. Il est salutaire d'envisager les choses de cette façon, de diminuer ainsi le rôle de la fatalité, de la traiter comme une femme hésitante et égarée qu'il convient de recueillir et de guider. Cela nous donne, en attendant notre heure dangereuse, une confiance, une initiative, un courage sans lesquels on ne ferait rien d'utile: mais cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas autre chose, qu'il ne faille jamais compter qu'avec sa volonté et son intelligence. L'intelligence et la volonté, comme des soldats victorieux, doivent s'habituer à vivre aux dépens de tout ce qui leur fait la guerre. Elles doivent apprendre à se nourrir de l'inconnu qui les domine. On ne sort du bonheur trop étroit des hommes sans mission, on ne sort des actes ordinaires, qu'en marchant avec une certitude volontaire dans le sentier que l'on connaît, tout en ne cessant pas de songer à l'espace inexploré à travers lequel ce sentier se déroule. Accoutumons-nous à agir comme si tout nous était soumis; mais en entretenant dans notre âme une pensée chargée de se soumettre noblement aux grandes forces que nous rencontrerons. Il est nécessaire que la main croie que l'on a tout prévu; mais qu'une idée secrète, inviolable, incorruptible, n'oublie jamais que tout ce qui est grand est presque toujours imprévu. C'est l'imprévu, c'est l'inconnu qui exécutent ce que nous n'aurions pas osé tenter; mais ils ne viennent à notre aide que s'ils trouvent au fond de notre coeur un autel qui leur soit dédié. Voyez la part que, dans leurs actes extraordinaires, les hommes les plus doués de volonté, comme Napoléon, savent réserver à la fortune. Ceux qui n'ont aucune espérance généreuse emprisonnent le hasard, comme un enfant chétif; les autres lui livrent toutes grandes les plaines sans limites que l'être humain n'a pas encore la force de parcourir, mais ne l'y perdent pas de vue.

       Table des matières

      Il en est de ces heures convulsives de l'histoire comme des tempêtes sur la mer. On vient du fond des plaines, on accourt sur la plage, on regarde du haut des falaises, on attend quelque chose, on interroge les vagues énormes avec je ne sais quelle curiosité puérilement passionnée. En voici une trois fois plus haute et plus furieuse que les autres. Elle s'avance comme un monstre aux muscles transparents. Elle se déroule en hâte du bout de l'horizon, porteuse, semble-t-il, d'une révélation urgente et décisive. Elle creuse derrière elle un sillon si profond qu'il va livrer sans doute l'un des secrets de l'Océan; et de même qu'entre les plus indolentes petites vagues des jours sans souffle et sans nuage, des flots limpides et insondables, roulent sur d'autres flots limpides et insondables. Pas un être vivant, pas une herbe, pas une pierre ne surgit.

      Si quelque chose pouvait décourager le sage, qui n'est point sage tant qu'un motif inattendu de découragement n'illumine pas son étonnement et n'élève pas

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