Lélia. George Sand

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Lélia - George Sand

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la prospérité bruyante, l’autre qui ne révéla pas l’angoisse cachée.

      Dompter des chevaux, dresser des piqueurs, s’entourer sans discernement et sans appréciation des œuvres d’art les plus hétérogènes, nourrir avec luxe une livrée vicieuse et fainéante, avec moins de soin et d’amour pourtant qu’une meute féroce; vivre dans le bruit et dans la violence, dans les hurlements des limiers à la gueule sanglante, dans les chants de l’orgie et dans l’affreuse gaieté des femmes esclaves de son or; parier sa fortune et sa vie pour faire parler de soi: tels furent d’abord les amusements de ce riche infortuné. Sa barbe n’était pas encore poussée que ces amusements l’avaient lassé déjà. Le bruit ne chatouillait plus son oreille, le vin n’échauffait plus son palais, le cerf aux abois n’était plus un spectacle assez émouvant pour ses instincts de cruauté, instincts qui sont chez tous les hommes, et qui se développent et grandissent avec les satisfactions qu’une certaine position indépendante et forte semble placer à l’abri des lois et de la honte. Il aimait à battre ses chiens, bientôt il battit ses prostituées. Leurs chansons et leurs rires ne l’animaient plus, leurs injures et leurs cris le réveillèrent un peu. A mesure que l’animal se développait dans son cerveau appesanti, le dieu s’éteignait dans tout son être. L’intelligence inactive sentait des forces sans but, le cœur se rongeait dans un ennui sans terme, dans une souffrance sans nom. Trenmor n’avait rien à aimer. Autour de lui tout était vil et corrompu: il ne savait pas où il eût pu trouver des cœurs nobles, il n’y croyait pas. Il méprisait ce qui était pauvre, on lui avait dit que la pauvreté engendre l’envie; et il méprisait l’envie, parce qu’il ne comprenait pas qu’elle supportât la pauvreté sans se révolter. Il méprisait la science, parce qu’il était trop tard pour qu’il en comprît les bienfaits; il n’en voyait que les résultats applicables à l’industrie, et il lui paraissait plus noble de les payer que de les vendre. Les savants lui faisaient pitié, et il eût voulu les enrichir pour leur donner les jouissances de la vie. Il méprisait la sagesse, parce qu’il avait des forces pour le désordre et qu’il prenait l’austérité pour de l’impuissance; et, au milieu de toute cette vénération pour la richesse, de tout cet amour du scandale, il y avait une inconséquence inexplicable; car le dégoût était venu le chercher au sein de ses fêtes. Tous les éléments de son être étaient en guerre les uns contre les autres. Il détestait les hommes et les choses qui lui étaient devenus nécessaires; mais il repoussait tout ce qui eût pu le détourner de ses voies maudites et calmer ses angoisses secrètes. Bientôt il fut pris d’une sorte de rage, et il sembla que son temple d’or, que son atmosphère de voluptés lui fussent devenus odieux. On le vit briser ses meubles, ses glaces et ses statues au milieu de ses orgies et les jeter par les fenêtres au peuple ameuté. On le vit souiller ses lambris superbes et semer son or en pluie sans autre but que de s’en débarrasser, couvrir sa table et ses mets de fiel et de fange et jeter loin de lui dans la boue des chemins ses femmes couronnées de fleurs. Leurs larmes lui plaisaient un instant, et quand il les maltraitait il croyait trouver l’expression de l’amour dans celle d’une douleur cupide et d’une crainte abjecte; mais, bientôt revenu à l’horreur de la réalité, il fuyait épouvanté de tant de solitude et de silence au milieu de tant d’agitation et de rumeur. Il s’enfuyait dans ses jardins déserts, dévoré du besoin de pleurer; mais il n’avait plus de larmes, parce qu’il n’avait plus de cœur; de même qu’il n’avait pas d’amour parce qu’il n’avait pas de Dieu; et ces crises affreuses se terminaient, après des convulsions frénétiques, par un sommeil pire que la mort.

      Sourd aux cris de ses compagnons... (Page 11.) Sourd aux cris de ses compagnons... (Page 11.)

      Je m’arrête ici pour aujourd’hui. Votre âge est celui de l’intolérance, et vous seriez trop violemment étourdi si je vous disais en un seul jour tout le secret de Trenmor. Je veux laisser cette partie de mon récit faire son impression: demain je vous dirai le reste.

       Table des matières

      Vous avez raison de me ménager: ce que j’apprends m’étonne et me bouleverse. Mais vous me supposez bien de l’intérêt de reste si vous croyez que je suis ainsi ému des secrets de Trenmor. C’est votre jugement sur tout ceci qui me trouble. Vous êtes donc bien au-dessus des hommes pour traiter si légèrement les crimes que l’on commet envers eux? Cette question est peut-être injurieuse, peut-être l’humanité est-elle si méprisable que moi-même je vaux mieux qu’elle; mais pardonnez aux perplexités d’un enfant qui ne sait rien encore de la vie réelle.

      Il vit une femme qui ne recula pas... (Page 13.) Il vit une femme qui ne recula pas... (Page 13.)

      Tout ce que vous dites produit sur moi l’effet d’un soleil trop ardent sur des yeux accoutumés à l’obscurité. Et pourtant je sens que vous me ménagez beaucoup la lumière, par amitié ou par compassion... O Dieu! que me reste-t-il donc à apprendre? Quelles illusions ont donc bercé ma jeunesse? Trenmor n’est pas méprisable, dites-vous; ou, s’il l’est aux yeux des êtres supérieurs, il ne peut l’être aux miens. Je n’ai pas le droit de le juger et de dire: «Je suis plus grand que cet homme qui se nuit à lui-même et ne profite à personne.» Eh bien! soit; je suis jeune, je ne sais ce que je deviendrai, je n’ai point traversé les épreuves de la vie; mais vous, Lélia, vous plus grande par votre âme et votre génie que tout ce qui existe sur la terre, vous pouvez condamner Trenmor et le haïr, et vous ne voulez pas le faire! Votre indulgente compassion ou votre admiration imprudente (je ne sais comment dire) le suit au milieu de ses coupables triomphes, applaudit à ses succès, et respecte ses revers...

      Mais si cet homme est grand, s’il a en lui un tel luxe d’énergie, que ne s’en sert-il pour réprimer de si funestes penchants? pourquoi fait-il un mauvais usage de sa force? Les pirates et les bandits sont donc grands aussi? Celui qui se distingue par des crimes audacieux ou des vices d’exception est donc un homme devant qui la foule émue doit s’ouvrir avec respect? Il faut donc être un héros ou un monstre pour vous plaire?... Peut-être. Quand je songe à la vie pleine et agitée que vous devez avoir eue, quand je vois combien d’illusions sont mortes pour vous, combien de lassitude et d’épuisement il y a dans vos idées, je me dis qu’une destinée obscure et terne comme la mienne ne peut être pour vous qu’un fardeau inutile et qu’il faut des impressions insolites et violentes pour réveiller les sympathies de votre âme blasée.

      Eh bien! dites-moi un mot qui m’encourage, Lélia! dites-moi ce que vous voulez que je sois, et je le serai. Vous croyez peut-être que l’amour d’une femme ne peut donner la même énergie que l’amour de l’or...

      Continuez, continuez cette histoire; elle m’intéresse horriblement, car c’est une révélation de votre âme, après tout; de cette âme profonde, mobile, insaisissable, que je cherche toujours et que je ne pénètre jamais.

       Table des matières

      Sans doute vous valez beaucoup mieux que nous, jeune homme; que votre orgueil se rassure. Mais dans dix ans, dans cinq ans même, vaudrez-vous Trenmor, vaudrez-vous Lélia? Cela est une question.

      Tel que vous voilà, je vous aime, ô jeune poète! Que ce mot ne vous effraie, ni ne vous enivre. Je ne prétends pas vous donner ici la solution du problème que

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