Lélia. George Sand
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XIII.
Le lac était calme ce soir-là, calme comme les derniers jours de l’automne, alors que le vent d’hiver n’ose pas encore troubler les flots muets, et que les glaïeuls roses de la rive dorment, bercés par de molles ondulations. De pâles vapeurs mangèrent insensiblement les contours anguleux de la montagne, et, se laissant tomber sur les eaux, semblèrent reculer l’horizon, qu’elles finirent par effacer. Alors la surface du lac sembla devenir aussi vaste que celle de la mer. Nul objet riant ou bizarre ne se dessina plus dans la vallée: il n’y eut plus de distraction possible, plus de sensation imposée par les images extérieures. La rêverie devint solennelle et profonde, vague comme le lac brumeux, immense comme le ciel sans bornes. Il n’y avait plus dans la nature que les cieux et l’homme, que l’âme et le doute.
Trenmor, debout au gouvernail de la barque, dessinait dans l’air bleu de la nuit sa grande taille enveloppée d’un sombre manteau. Il élevait son large front et sa vaste pensée vers ce ciel si longtemps irrité contre lui.
«Sténio, dit-il au jeune poëte, ne saurais-tu ramer moins vite et nous laisser écouter plus à loisir le bruit harmonieux et frais de l’eau soulevée par les avirons? En, mesure, poëte, en mesure! Cela est aussi beau, aussi important que la cadence des plus beaux vers. Bien, maintenant! Entendez-vous le son plaintif de l’eau qui se brise et s’écarte? Entendez-vous ces frêles gouttes qui tombent une à une en mourant derrière nous, comme les petites notes grêles d’un refrain qui s’éloigne?
«J’ai passé bien des heures ainsi, ajouta Trenmor, assis au rivage des mers paisibles sous le beau ciel de la Méditerranée. C’est ainsi que j’écoutais avec délices le remous des canots au bas de nos remparts. La nuit, dans cet affreux silence de l’insomnie qui succède au bruit du travail et aux malédictions infernales de la douleur, le bruit faible et mystérieux des vagues qui battaient le pied de ma prison, réussissait toujours à me calmer. Et plus tard, quand je me suis senti aussi fort que ma destinée, quand mon âme affermie n’a plus été forcée de demander secours aux influences extérieures, ce doux bruit de l’eau venait bercer mes rêveries, et me plongeait dans une délicieuse extase.»
En ce moment un goëland cendré traversa le lac, et, perdu dans la vapeur, effleura les cheveux humides de Trenmor.
«Encore un ami, dit le pénitent, encore un doux souvenir! Quand je me reposais sur la grève, immobile comme les dalles du port, parfois ces oiseaux voyageurs, me prenant pour une froide statue, s’approchaient de moi et me contemplaient sans effroi: c’étaient les seuls êtres qui n’eussent ni aversion ni mépris à me témoigner. Ceux-là ne comprenaient pas ma misère; ils ne me la reprochaient pas; et, quand je faisais un mouvement, ils prenaient leur volée. Ils ne voyaient pas que j’avais une chaîne au pied, que je ne pouvais les poursuivre; ils ne savaient pas que j’étais un galérien; ils s’enfuyaient comme ils eussent fait devant un homme!
—Homme! dit le jeune poëte au forçat, dis-moi où ton âme d’airain a pris la force de supporter les premiers jours d’une semblable existence?
—Je ne te le dirai pas, Sténio, car je ne le sais plus: dans ces jours-là je ne me sentais pas, je ne vivais pas, je ne comprenais rien.—Mais, quand j’eus compris combien cela était horrible, je me sentis la force de le supporter. Ce que j’avais confusément redouté était une vie de repos et de monotonie. Quand je vis qu’il y avait là du travail, d’âpres fatigues, des jours de feu et des nuits de glace, des coups, des injures, des rugissements, la mer immense devant les yeux, la pierre immobile du cercueil sous les pieds, des récits effroyables à entendre et des souffrances hideuses à voir, je compris que je pouvais vivre parce que je pouvais lutter et souffrir.
—Parce qu’il faut à ta grande âme, dit Lélia, des sensations violentes et des toniques brûlants. Mais, dis-nous, Trenmor, comment tu t’es fait au calme; car enfin, tu l’as dit tout à l’heure, le calme est venu te trouver même au sein de ce repaire; et d’ailleurs toutes les sensations s’émoussent à force de se reproduire.
—Le calme, dit Trenmor en levant vers le ciel un regard sublime; le calme, c’est le plus grand bienfait de la Divinité, c’est l’avenir où tend sans cesse l’âme immortelle, c’est la béatitude! le calme, c’est Dieu! Eh bien! c’est dans un enfer que je l’ai trouvé. Le secret de la destinée humaine, sans cet enfer je ne l’aurais jamais compris, je ne l’aurais jamais goûté, moi homme sans croyance et sans but, fatigué d’une vie dont je cherchais en vain l’issue, tourmenté d’une liberté dont je ne savais que faire, ne prenant pas le temps d’y rêver, tant j’étais pressé de pousser le temps et d’abréger l’ennui d’exister! J’avais besoin d’être débarrassé pour quelque temps de ma volonté, et de tomber sous l’empire de quelque volonté haineuse et brutale qui m’enseignât le prix de la mienne. Cette surabondance d’énergie, qui s’allait cramponner aux dangers et aux fatigues vulgaires de la vie sociale, s’assouvit enfin quand elle fut aux prises avec les angoisses de la vie expiatoire. J’ose dire qu’elle en sortit victorieuse: mais la victoire amena sa lassitude et son contentement salutaire. Pour la première fois, je connus les douceurs du sommeil, aussi pleines, aussi bienfaisantes qu’elles avaient été rares et incomplètes pour moi au sein du luxe. Au bagne j’appris ce que vaut l’estime de soi-même, car, loin d’être humilié du contact de toutes ces existences maudites, en comparant leur lâche effronterie et leur morne fureur à la calme résignation qui était en moi, je me relevai à mes propres yeux, et j’osai croire qu’il pouvait exister quelque faible et lointaine communication entre le ciel et l’homme courageux. Dans mes jours de fièvre et d’audace, je n’avais jamais pu réussir à espérer cela. Le calme enfanta cette pensée régénératrice, et peu à peu elle prit racine en moi. Je vins à bout d’élever tout à fait mon âme vers Dieu et de l’implorer avec confiance. Oh! alors, que de torrents de joie coulèrent dans cette pauvre âme dévastée! Comme les promesses de la Divinité se firent humbles et miséricordieuses pour descendre jusqu’à moi et se révéler à mes faibles yeux! C’est alors que je compris le mystérieux symbole du Verbe divin fait homme pour exhorter et consoler les hommes, et toute cette mythologie chrétienne si poétique et si tendre, ces rapports de la terre avec le ciel, ces magnifiques effets du spiritualisme qui ouvre enfin à l’homme infortuné une carrière d’espoir et de consolation! O Lélia! ô Sténio! vous croyez en Dieu aussi, n’est-ce pas?»
Tous deux gardèrent le silence. Lélia était apparemment dans une disposition plus sceptique qu’à l’ordinaire. Sténio ne pouvait vaincre le dégoût que lui inspirait Trenmor, son âme se refusait