Lélia. George Sand

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Lélia - George Sand

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quelquefois pour être avec lui.

      Avant de continuer mon récit pourtant, je répondrai à une de vos questions.

      Pourquoi, dites-vous, cet homme si puissant de volonté n’a-t-il pas employé sa force à se réprimer? Pourquoi!... heureux Sténio!—Mais comment donc concevez-vous la nature de l’homme? Qu’augurez-vous de sa puissance?—Qu’attendez-vous donc de vous-même, hélas!

      Sténio, tu es bien imprudent de venir te jeter dans notre tourbillon! Vois ce que tu me forces à te dire!...

      Les hommes qui répriment leurs passions dans l’intérêt de leurs semblables, ceux-là, vois-tu, sont si rares que je n’en ai pas encore rencontré un seul.—J’ai vu des héros d’ambition, d’amour, d’égoïsme, de vanité surtout!—De philanthropie?... Beaucoup s’en vantèrent à moi, mais ils mentaient par la gorge, les hypocrites! Mon triste regard plongeait au fond de leur âme et n’y trouvait que vanité. La vanité est, après l’amour, la plus belle passion de l’homme, et sache, pauvre enfant, qu’elle est encore bien rare. La cupidité, le grossier orgueil des distinctions sociales, la débauche, tous les vils penchants, la paresse même, qui est pour quelques-uns une passion stérile, mais opiniâtre, voilà les ambitions qui meuvent la plupart des hommes. La vanité, au moins, c’est quelque chose de grand dans ses effets. Elle nous force à être bons, par l’envie que nous avons de le paraître; elle nous pousse jusqu’à l’héroïsme, tant il est doux de se voir porté en triomphe, tant la popularité a de puissantes et adroites séductions! Et la vanité est quelque chose qui ne s’avoue jamais. Les autres passions ne peuvent se donner le change: la vanité peut se cacher derrière un autre mot, que les dupes acceptent.—La philanthropie!—O mon Dieu! quelle puérile fausseté! Où est-il l’homme qui préfère le bonheur des autres hommes à sa propre gloire?

      Le christianisme lui-même, qui a produit ce qu’il y a eu de plus héroïque sur la terre, le christianisme, qu’a-t-il pour base? L’espoir des récompenses, un trône élevé dans le ciel. Et ceux qui ont fait ce grand code, le plus beau, le plus vaste, le plus poétique monument de l’esprit humain, savaient si bien le cœur de l’homme, et ses vanités, et ses petitesses, qu’ils ont arrangé en conséquence leur système de promesses divines. Lisez les écrits des apôtres, vous y verrez qu’il y aura des distinctions dans le ciel, différentes hiérarchies de bienheureux, des places choisies, une milice organisée régulièrement avec ses chefs et ses degrés. Adroit commentaire de ces paroles du Christ:—Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers!

      Mais pour ceux qui rentrent en eux-mêmes, et qui s’interrogent sérieusement, pour ceux qui se dépouillent de ces chimères dorées de la jeunesse et qui entrent dans l’austère désenchantement de l’âge mûr, pour les humbles, pour les tristes, pour les expérimentés, la parole du Christ semble se réaliser dès cette vie. Après s’être cru fort, l’homme tombé s’avoue à lui-même son néant. Il se réfugie dans la vie de la pensée; il acquiert, par la patience et le travail, ce qu’il a cru posséder dans l’ignorance et la vanité des jeunes années.

      Si vous vous enfoncez dans les campagnes désertes au lever du soleil, les premiers objets de votre admiration sont les plantes qui s’entr’ouvrent au rayon matinal. Vous choisissez parmi les plus belles fleurs celles que le vent d’orage n’a pas flétries, celles que l’insecte n’a pas rongées, et vous jetez loin de vous la rose que la cantharide a infectée la veille, pour respirer celle qui s’est épanouie dans sa virginité au vent parfumé de la nuit. Mais vous ne pouvez vivre de parfums et de contemplation. Le soleil monte dans le ciel: La journée s’avance; vos pas vous ont égaré loin des villes. La soif et la faim se font sentir. Alors vous cherchez les plus beaux fruits, et oubliant les fleurs déjà flétries et désormais inutiles sur le premier gazon venu, vous choisissez sur les arbres la pêche que le soleil a rougie, la grenade dont la gelée d’hiver a fendu l’âpre écorce, la figue dont une pluie bienfaisante a déchiré la robe satinée. Et souvent le fruit que l’insecte a piqué, ou que le bec de l’oiseau a entamé, est le plus vermeil et le plus savoureux. L’amande encore laiteuse, l’olive encore amère, la fraise encore verte, ne vous attirent pas.

      Au matin de ma vie, je vous eusse préféré à tout. Alors tout était rêverie, symbole, espoir, aspiration poétique. Les années de soleil et de fièvre ont passé sur ma tête, et il me faut des aliments robustes; il faut à ma douleur, à ma fatigue, à mon découragement, non le spectacle de la beauté, mais le secours de la force; non le charme de la grâce, mais le bienfait de la sagesse. L’amour eût pu remplir autrefois mon âme tout entière: aujourd’hui, il me faut surtout l’amitié, une amitié chaste et sainte, une amitié solide, inébranlable.

      Les premiers seront les derniers! Un jour vint dans la vie de Trenmor, où, précipité du faîte des prospérités mondaines dans un abîme de douleur et d’ignominie, il travailla à devenir ce qu’il avait cru être, ce qu’il n’avait jamais été. Depuis quelques années, lancé sur une pente fatale, ne pouvant se rattacher à aucune croyance, à aucune poésie, il sentait s’éteindre en lui le flambeau de la raison. Une femme lui inspira un instant le désir vague de quitter la débauche et de chercher ailleurs le mot de sa destinée; mais cette femme, tout en devinant l’intelligence et la grandeur sauvage enfouies dans le bourbier du vice, détourna son regard avec effroi, avec dégoût. Elle lui garda un sentiment de compassion et d’intérêt qu’elle lui a manifesté plus tard, et dont il s’est montré digne; car à quelles amitiés humaines n’a pas droit la créature affligée qui s’est réconciliée avec Dieu!

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