Les bijoux indiscrets. Dénis Diderot
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Les Bijoux sont une œuvre où la jeunesse qui s'en va (Diderot avait trente-cinq ans) lutte encore avec la maturité qui arrive. Lorsque Diderot fut à l'entrée de la vieillesse, lorsqu'il pensa à réunir, chose qu'il ne fit jamais, les pages qu'il avait semées avec tant d'insouciance pendant sa vie, il jugea lui-même sévèrement cet écart. Il disait à Naigeon, qui le rapporte dans ses Mémoires: «Ce ne sont pas les mauvais livres qui font les mauvaises mœurs d'un peuple, mais ce sont les mauvaises mœurs d'un peuple qui font les mauvais livres; ce sont comme les exhalaisons pestilentielles d'un cloaque.» «Quoique le mien, ajoutait-il, fût une grande sottise, je suis très-surpris de n'en avoir pas, à cette époque, fait de plus grande.» Il n'entendait, continue Naigeon, parler de ce livre, même en bien, qu'avec chagrin et avec cet air embarrassé que donne le souvenir d'une faute qu'on se reproche tacitement. Il m'a souvent assuré que, s'il était possible de réparer cette faute par la perte d'un doigt, il ne balancerait pas d'en faire le sacrifice à l'entière suppression de ce délire de son imagination.»
Nous ne doutons pas de ce repentir sincère, mais il est probable qu'avant de les détruire, Diderot aurait voulu relire les Bijoux; qu'il aurait alors un peu marchandé; qu'après avoir offert un doigt, il aurait désiré que ce fût le plus petit, et de la main gauche; qu'il aurait demandé grâce pour les chapitres sérieux; qu'il aurait, en fin de compte, trouvé qu'il y en avait si peu qui ne l'étaient pas, que cela ne valait pas la peine de se préoccuper des autres outre mesure; que, d'ailleurs, l'expiation par l'exposition perpétuelle de sa faute était une punition plus réelle que la suppression impossible d'une chose une fois mise sous les yeux du public; et il aurait fini certainement, après tous ces raisonnements, comme a fini Naigeon, qui, les ayant faits aussi, et ayant affirmé que Diderot aurait banni les Bijoux de toutes les éditions de ses œuvres, les inséra dans la sienne, en les augmentant de trois chapitres inédits et en disant: «J'oserai hasarder un jugement que l'avenir me paraît devoir confirmer: à mesure que les livres purement et simplement licencieux perdront de leur célébrité, celui-ci pourrait bien en acquérir, parce qu'on y trouve la satire des mauvaises mœurs, de la fausse éloquence, des préjugés religieux, avec une connaissance très-étendue des langues, des sciences et des beaux-arts, des pages très-philosophiques et très-sages, des morceaux allégoriques remplis de finesse, avec beaucoup de chaleur et de verve.» M. Rosenkranz (Diderot's Leben und Werke) signale en effet, parmi ces morceaux, le Rêve de Mangogul (chap. XXXII) comme un chef-d'œuvre.
Dans son Catalogue (manuscrit, Bibliothèque de l'Arsenal), M. de Paulmy dit: «Les Bijoux indiscrets, tirés d'un ancien fabliau intitulé les C. qui parlent[4]. Il s'est ici fort étendu et forme un roman très-libre, mais agréable. On l'attribue à Diderot. La première édition est de 1748. C'est ici la seconde, ornée de figures moins médiocres. L'ouvrage a été traduit en anglais.»
[4] Le titre véritable du fabliau est: Le chevalier qui faisait parler les c... et les c... (Voyez Fabliaux et Contes recueillis par Barbazan, édition de Méon, t. III, p. 409.)
Il est assez difficile de se reconnaître dans ces éditions de la première heure. Dans l'espace de quelques mois, il y en eut six en Hollande. Elles sont sans date, et portent en général l'indication: Au Monomotapa, quoiqu'il y en ait qui portent celle de Pékin. La première était en trois volumes in-12[5]. Celle que nous croyons être la seconde, d'après l'indication de M. de Paulmy, n'en a que deux. Elle a de fort jolies figures, sans signature. Le frontispice allégorique a pour sujet: l'Imagination prenant la plume des mains de la Folie et l'Amour lui dictant. La Folie, habillée en pèlerine, debout, un bâton surmonté d'une marotte dans la main gauche, tend de la droite une plume à l'Imagination, à demi vêtue, assise sur un tertre, à l'ombre d'un arbre et au bord d'un ruisseau. L'Amour, à ses pieds, place une feuille de papier sur ses genoux.
[5] Nous n'avons pas vu cette édition en trois volumes et nous doutons. Si nous nous en rapportons à un mot du chapitre XXXV, l'édition originale n'aurait eu que deux volumes.
La vignette du titre représente un lit carré, dont un Amour voltigeant ferme les rideaux, en tirant la langue et en faisant de la main gauche le geste que les enfants appellent montrer les cornes.
Il y a, en outre, quatre gravures dans le premier volume et deux dans le second, aux chapitres: Évocation du génie (IV), les Gredins (XXVI), la Petite Jument (XXXI), le Rêve de Mangogul (XXXII), Événements singuliers (LI), Zuleïman et Zaïde (LII).
Deux contrefaçons, toutes deux du même nombre de pages, mais avec des différences typographiques dans le texte, ont cette même suite de gravures retournées et assez mal exécutées, quoique dans l'une d'elles les premières planches aient des parties d'une grande finesse. Elles se distinguent par la vignette du titre qui, dans l'une, consiste en un cadre dans lequel est représentée une femme à demi nue recevant la visite d'un pacha vêtu seulement d'un turban extravagant. Le cadre est surmonté d'un bois de cerf dans lequel est passé un anneau. Sur une guirlande, on lit: Sunt similia tuis. L'autre porte seulement cette même devise en trois lignes sur une plaque encadrée de satyres engaînés et surmontée d'une tête de cerf.
Cazin a donné une édition in-18 avec les figures réduites. Lombard, de Langres, dans ses Souvenirs, cite ces coquets petits volumes comme étant de ceux que les colporteurs juifs faisaient passer le plus facilement et le plus volontiers dans les colléges. Ceci explique suffisamment l'interdiction prononcée contre les réimpressions, et la condamnation insérée au Moniteur du 7 août 1835 contre une édition (1833) du même genre et ayant sans doute même destination.
Voici l'opinion de Clément sur le livre, quand il parut:
«Si je vous connais bien, écrit-il à son correspondant, vous vous amuserez encore davantage des Bijoux indiscrets[6], grâce à Mangogul, roi de Congo, qui vient de les faire parler avec tant d'éloquence... Vous concevez, monsieur, ce qu'avec une pareille idée on peut amener de situations: l'auteur en a trouvé de bonnes, sans doute... mais il ne tire pas assez de parti de celles qu'il imagine. Ses détails sont faibles, ses digressions fréquentes, quelquefois longues, pas toujours intéressantes. En général, il n'y a pas assez de chaleur dans l'exécution, de légèreté, de fine plaisanterie, de cette fleur de gaieté, de ces naïvetés heureuses si nécessaires aux bons contes.» (Cinq Années littéraires, lettre IV.)
[6] Il venait de lui parler de l'Histoire du Parlement d'Angleterre, par l'abbé Raynal.
On voit que Clément prenait la chose comme il fallait la prendre. Palissot, plus sévère, ne voulut pas rire, et quand Voltaire le pria, ainsi que l'avait déjà fait le comte de B***, après la première édition de la Dunciade, de rayer dans les suivantes ses injures à Diderot, il répondit au patriarche avec indignation:
«A l'égard de M. Diderot, il est très-vrai que je ne l'ai jamais vu, mais je l'ai lu, par malheur pour l'un de nous deux; et d'ailleurs, il est un de ceux dont j'ai