Le corsaire rouge. James Fenimore Cooper
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–Je suis si persuadée, Madame, que l’heureuse température de cette île salutaire est favorable à ma jeune élève, qu’à part toute autre considération, je ferais certainement le peu qui dépend de moi pour seconder vos désirs.
Mrs Wyllys parlait avec dignité, et peut-être avec un peu de cette réserve qui régnait nécessairement jusqu’à un certain degré entre la riche et noble tante et la gouvernante dépendante et salariée de l’héritière de son frère; néanmoins ses manières étaient pleines de grâce, et sa voix, comme celle de son élève, douce et tout à fait féminine.
–Nous pouvons donc regarder la victoire comme remportée, comme le disait mon mari le contre-amiral. L’amiral de Lacey, ma chère Mrs Wyllys, adopta de bonne heure une maxime qui dirigea toute sa conduite, et ce fut en s’y conformant qu’il acquit une assez bonne part de la réputation dont il jouissait dans la marine; cette maxime, c’est que pour réussir il ne faut que le bien vouloir; pensée noble et énergique, et qui ne pouvait manquer de le conduire à ces résultats marqués que je n’ai pas besoin de vous rappeler, puisque nous les connaissons tous.
Mrs Wyllys fit un signe de tête pour rendre témoignage à la justesse de cette opinion et à la renommée du défunt amiral; mais elle ne crut pas nécessaire de répondre, et, changeant de sujet, elle se tourna vers sa jeune élève et lui dit d’un ton d’où était bannie toute crainte:
–Gertrude, ma chère amie, vous aimerez à revenir dans cette île charmante, près de ces brises délicieuses.
–Et surtout près de ma tante, s’écria Gertrude. Je voudrais qu’on pût déterminer mon père à disposer de ses propriétés à la Caroline, et à venir dans le Nord pour y résider toute l’année.
–Il n’est pas aussi facile à un propriétaire de se déplacer que vous l’imaginez, mon enfant, répondit Mrs de Lacey. Quelque désir que j’aie qu’un pareil plan puisse se réaliser, je ne presse jamais mon frère à ce sujet. D’ailleurs je suis portée à croire que s’il se faisait quelque nouveau déplacement dans notre famille, ce serait pour retourner tout à fait chez nous. Il y a maintenant plus d’un siècle, Mrs Wyllys, que les Graysons sont établis aux colonies. Mon bisaïeul, sir Everard, était brouillé avec son second fils, et cette querelle porta mon grand-père à venir se fixer à la Caroline; mais comme l’affaire est apaisée depuis longtemps, je pense souvent que mon frère et moi nous pourrions retourner aux foyers de nos ancêtres; cela dépendra beaucoup de la manière dont nous disposerons le notre trésor de ce côté de l’Atlantique
En finissant ces observations, Mrs de Lacey, qui avait un bon cœur, quoiqu’elle eût peut-être un peu trop d’amour-propre, jeta un regard sur celle qui était le trésor auquel elle venait de faire allusion. Gertrude s’était détournée, comme elle le faisait d’ordinaire toutes les fois que sa tante gratifiait sa gouvernante de quelque souvenir de famille, et elle présentait à la douce influence de la brise du soir son visage animé des couleurs de la santé, que relevait encore dans ce moment un peu de confusion. Dès que Mrs de Lacey eut cessé de parler, sa nièce se tourna promptement vers ses compagnes, et montrant du doigt un vaisseau de belle apparence, qui était à l’ancre dans le port intérieur et dont les mâts s’élevaient au-dessus des maisons de la ville, elle s’écria comme si elle était bien aise de changer, de manière ou d’autre, le sujet de la conversation:–Et voilà la sombre prison qui va être notre demeure pendant tout le mois prochain, ma chère Mrs Wyllys!
–J’espère que votre aversion pour la mer vous fait exagérer la durée du trajet, répondit doucement la gouvernante. Le passage d’ici à la Caroline s’est souvent fait en moins de temps.
–Oui, on l’a fait, je puis le certifier, reprit la veuve de l’amiral s’attachant avec un peu d’obstination à une série d’idées auxquelles il n’était pas aisé de faire prendre un autre cours une fois qu’elles étaient éveillées dans son esprit, lorsque le défunt, mon estimable, et tous ceux qui m’entendent me permettront d’ajouter mon valeureux époux, conduisit une escadre de son royal maître d’un bout à l’autre de ses possessions américaines, en un temps moindre que celui qu’a désigné ma nièce. Il faut considerer, il est vrai, qu’il n’est pas étonnant qu’il allât avec tant de vitesse, puisqu’il poursuivait les ennemis de son roi et de son pays. Mais encore le fait prouve-t-il que le voyage peut se faire en moins d’un mois.
–Et cette terrible Porte de l’Enfer, avec ses bancs de sable et ses écueils d’un côté, et ce courant qu’on appelle le Gouffre de l’autre! s’écria Gertrude en frémissant, en proie à cette terreur naturelle aux femmes qui rend quelquefois la timidité si attrayante, quand elle se présente accompagnée de la jeunesse et de la beauté. Sans cette Porte de l’Enfèr, ces tempêtes, ces écueils et ces gouffres, je ne penserais qu’au plaisir de revoir mon père.
Mrs Wyllys, qui n’encourageait jamais dans son élève ces petits mouvements de faiblesse, quelque jolis, quelque attrayants qu’ils pussent paraître à d’autres yeux, jeta sur la jeune personne un regard calme et presque sévère, en répondant avec une promptitude et une décision qui annonçait son désir qu’il ne fût jamais plus question de frayeur:
–Si tous les dangers que vous paraissez craindre existaient réellement, le passage ne se ferait pas tous les jours, et même à toute heure sans le moindre accident. Vous êtes sans doute M dame, venue souvent par la mer de la Caroline avec l’amiral de Lacey?
–Jamais, répliqua la veuve promptement et même d’un ton un peu sec. La mer ne convenait pas à ma santé, et je n’ai jamais manqué de voyager par terre. Mais cependant vous sentez, Wyllys, que, comme épouse et veuve d’un chef d’escadre, il ne serait pas convenable que je fusse tout à fait étrangère à la science nautique. Je pense qu’il y a peu de femmes dans tout l’empire britannique qui connaissent mieux que moi les vaisseaux, soit isolés, soit réunis en escadre, surtout ces derniers. C’est une connaissance que j’ai naturellement acquise comme femme d’un officier que son devoir appelait à commander des flottes. Je présume que ce sont des choses qui vous sont totalement étrangères.
La physionomie noble et pleine de dignité de Mrs Wyllys, sur laquelle on eût dit que des souvenirs anciens et pénibles avaient laissé une expression douce, mais durable, de tristesse, qui tempérait, sans les effacer, les traces de fermeté et de courage qu’on retrouvait encore dans son regard ferme et assuré, se couvrit un instant d’une teinte plus prononcée de mélancolie. Après avoir hésité, comme si elle eût désiré changer de conversation, elle répondit:
–La mer n’est pas pour moi un élément tout à fait étranger. J’ai fait dans ma vie beaucoup de longues, et quelquefois même de périlleuses traversées.
–Comme simple passagère. Mais nous autres femmes de marins, nous sommes les seules de notre sexe qui puissions nous vanter de connaître véritablement cette noble profession! Qu’y a-t-il, ou que peut-il y avoir de plus beau, s’écria la douairière dans un mouvement d’enthousiasme naval, qu’un superbe vaisseau fendant la lame furieuse, comme j’ai entendu l’amiral le dire mille fois, son éperon labourant l’onde, et son taille-mer glissant à la suite, comme un serpent sinueux qui s’allonge sur ses propres replis? Je ne sais, ma chère Wyllys, si je me fais comprendre; mais pour moi, à qui ces effets sont familiers, cette description charmante rappelle tout ce qu’il y a de plus beau et de plus sublime!
Le léger sourire inaperçu qui dérida le front de la gouvernante aurait pu trahir la réflexion