Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot
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Dans son consciencieux travail sur Diderot et la société du baron d'Holbach[10], M. C. Avezac-Lavigne, suppose que Mlle Volland est née en 1726; son père, il est vrai, figure à cette date sur l'Almanach royal, mais cela n'est point un argument décisif en faveur du calcul de M. Avezac-Lavigne, qui ne doit pas, d'ailleurs, se tromper de beaucoup. Mlle Volland n'était certainement plus une jeune fille; elle avait la «menotte sèche» et portait lunettes. Mais, comme le dit le philosophe lui-même: «C'est bien de cela qu'il s'agit à quarante-cinq ans! «Elle était spirituelle, instruite; et Diderot, au besoin, ne négligeait pas ses remarques, dont il faisait part aux illustres correspondants de Grimm: il s'agit du tableau de Vien, la Piscine miraculeuse, exposé au Salon de 1759: «Sur le milieu un malade assis par terre qui fait de l'effet. Il «est vrai qu'il est vigoureux et gros et que Sophie a raison quand elle» dit que s'il est malade, il faut que ce soit d'un cor au pied.»—Elle lisait avec intérêt l'Esprit d'Helvétius; il lui fallait les brochures de Voltaire, l'Émile de Rousseau et les Recherches sur le despotisme oriental de Boulanger. En lui envoyant ce dernier ouvrage, le 15 août 1763, Grimm y joignait une épître de ce style travaillé, solennel et railleur qui lui est propre, intitulée Lettre à Sophie ou Reproches adressés à une jeune philosophe. Retranchée par la censure impériale ou omise involontairement, cette lettre se trouve au tome XVI de l'édition Furne.
«D'où vous vient, Sophie, cette passion de la philosophie, inconnue aux personnes de votre sexe et de votre âge? Comment au milieu d'une jeunesse avide de plaisir, lorsque vos compagnes ne s'occupent que du soin de plaire, pouvez-vous ignorer ou négliger vos avantages pour vous livrer à la méditation et à l'étude? S'il est vrai, comme Tronchin le dit, que la nature, en vous formant, s'est plu de loger l'âme de l'aigle dans une maison de gaze, songez du moins que le premier de vos devoirs est de conserver ce singulier ouvrage.»
Il entre, au sujet du livre de Boulanger et de sa méthode d'induction, dans, des développements auxquels nous sommes forcé de renvoyer le lecteur, mais qui prouvent à quel ferme esprit il s'adressait; selon lui, «l'homme, en proie à de grandes calamités physiques, en a dû chercher la cause dans quelque puissance inconnue; il a dû se créer des dieux et se faire l'objet de leur amour ou de leur haine. Les animaux échappés au danger en perdent bientôt le souvenir, qui ne se retrace dans leur mémoire que lorsqu'un nouveau danger les environne et les presse; mais l'imagination de l'homme, frappée par les périls qui menacent son existence, effrayée par les grands phénomènes de la nature, a dû créer bientôt le système des châtiments et des récompenses, et la fable d'un Dieu vengeur qui s'irrite des fautes de la faiblesse humaine.»
Il complète sa pensée par une sorte d'apologue où il parle d'un livre que nous n'avons pu reconnaître et qu'il a peut-être inventé pour les besoins de sa cause:
«Je trouvai l'autre jour par hasard les Épîtres morales et philosophiques d'un poëte anglais dont j'ignore le nom. J'ouvris sans dessein ce recueil qui ne fait que de paraître; j'y trouvai une vignette qui me parut sublime. On voit un sculpteur en bois occupé à achever la figure d'une grue placée sur son établi. Pendant qu'il s'applique à lui dégager les pieds qui n'ont pas tout à fait pris leur forme, sa femme est déjà prosternée devant la grue et apprend à son enfant à l'adorer. C'est le mot de Lucrèce mis en tableau:
Quod finxêre timent.
«Sophie, tel est le génie de l'homme: il n'a pas sitôt inventé des fantômes qu'il s'en fait peur à lui-même.»
La fin de cette lettre en est la partie la plus curieuse, parce qu'après avoir plaisanté Diderot sur ses distractions, Grimm résume un débat qui devait s'élever souvent entre eux et où l'on sent percer la philosophie amère, aride, et volontiers négative de sa critique que Sainte-Beuve a rapprochée de ses principes politiques:
«Le philosophe vous salue et vous regrette. Il m'a affligé ces jours passés, car il savait le jour du mois et de la semaine; mais il prétend que c'est votre absence qui en est cause. Sophie, s'il apprend jamais à dater ses lettres, c'en est fait de son bonheur et de son génie. Revenez et qu'il ne vous doive point cette funeste science. Nous comptons les moments en attendant celui qui doit vous ramener dans le sein de l'amitié et de la philosophie. Nous marchons tous les soirs sur cette terrasse près des rives tranquilles de la Seine, mais nos entretiens sont moins animés et les cris d'une joie indiscrète ne troublent plus le silence de la nuit. Au reste, nous disputons toujours sur le pouvoir de la vérité. Il voit toujours la vérité et la vertu comme deux grandes statues élevées sur la surface de la terre et immobiles au milieu des ravages et des ruines de tout ce qui les environne. Moi, je les vois aussi, ces grandes statues, mais leur piédestal me paraît semé d'erreurs et de préjugés et je vois se mouvoir autour une troupe de niais dont les yeux ne peuvent s'élever au-dessus du piédestal; ou, s'il se trouve parmi eux quelques êtres privilégiés qui, avec les yeux pénétrants de l'aigle, percent les nuages dont ces grandes figures sont couvertes, ils sont bientôt l'objet de la haine et de la persécution de cette petite populace hargneuse, remplie de présomption et de sottise. Qu'importe que ces deux statues soient éternelles et immobiles, s'il n'existe personne personne les contempler ou si le sort de celui qui les aperçoit ne diffère point du sort de l'aveugle qui marche dans les ténèbres? Le philosophe m'assure qu'il vient un moment où le nuage s'entr'ouvre et qu'alors les hommes prosternés reconnaissent la vérité et rendent hommage à la vertu. Ce moment, Sophie, ressemblera au moment où le fils de Dieu descendra dans la nuée. Nous vous supplions que celui de votre retour soit moins éloigné.»
Sans cet unique témoignage contemporain, nous ne pourrions entrevoir Sophie que par les lettres même de son amant. La vie bourgeoise qu'elle menait à Paris, ses séjours de près de six mois chaque année à Isle, l'ont tenue à l'écart du monde encyclopédique; elle n'alla certainement certainement au Grandval, ni à la Chevrette; si elle entrevit les dames d'Holbach ou Mme d'Épinay, ce fut au jardin de l'Infante. Sauf l'abbé Le Monnier et quelques-uns des confrères de M. Le Gendre, tels que Perronet, Soufflot et Trouard, c'est tout un monde d'aimables inconnus (M. de Prisye, M. Gaschon, Mme Bouchard, Mlle Boileau, Mlles Artault), qui entoure la mère et les trois sœurs.
N'étaient-ce bien là, après tout, les amours qui convenaient à un homme dont la vieillesse était proche et qui ne pouvait souffrir qu'on réduisît «à quelques gouttes d'un fluide versées voluptueusement la passion la plus féconde en actions criminelles ou vertueuses»? Mais Diderot fut-il toujours aussi platonique? Mlle Volland eut-elle l'art de se faire désirer toujours sans se livrer jamais? La correspondance, dans l'état où elle nous est parvenue, est notablement incomplète, ne l'oublions pas. Toutefois, les années venant, Diderot, qui se plaint des obstacles que rencontre cette liaison à son début, prie peu après Sophie de lire