Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot
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Au reste, chaste ou sensuel, cet amour de plus de vingt années a provoqué une critique assez singulière: c'est que sa durée même lui enlevait un peu de son charme. Le maître dont le nom vient d'être cité et qui a pourtant témoigné en toute occasion combien ces lettres lui plaisaient, a fait remarquer[11] qu'on souffrait de savoir Mlle Volland malade pendant quinze jours «d'une aile de perdreau et d'un verre de vin de trop» ou d'entendre Diderot lui conter ses maux d'estomac, voire même ses indigestions. Aux premières pages de la Fin d'un monde, Jules Janin nous le montre heureux de «planter là ces grands paniers, ces grands yeux de faïence, cette machine osseuse et dégingandée et qui se dandine, accrochée à son bras». Pure fantaisie de l'écrivain qui a le plus contribué peut-être à égarer l'opinion commune sur le philosophe! Diderot resta fidèle à son amie jusque dans la vieillesse et s'il n'exprima plus sa passion en termes aussi vifs, il n'y eut rien là que de décent. Quant au reproche de Sainte-Beuve, j'imagine que s'il avait eu plus tard l'occasion de reparler des Lettres, il se fût gardé d'insister sur le manque de goût qui le choquait en 1831. Les phases de la santé d'un grand artiste ne sont pas indifférentes à la critique moderne, telle qu'elle est sortie des Causeries du lundi; elles expliquent tant de défaillances défaillances de luttes cruelles!
Au cas particulier, n'est-il pas curieux de voir Diderot supporter vaillamment la dyspepsie—ce mal professionnel des gens de lettres —et ne pouvoir s'expliquer les accès de spleen du «père» Hoop? Ce n'est pas que l'idée de la mort répugnât à ce grand travailleur; dépouillée des horreurs dont les religions modernes l'entourent, elle lui apparaissait comme l'espoir d'un repos bien gagné et cette mélancolie sereine lui inspirait un jour[12] une page d'une incomparable éloquence:
«Pourquoi, plus la vie est remplie, moins on y est attaché? Si cela est vrai, c'est qu'une vie occupée est communément une vie innocente; c'est qu'on pense moins à la mort et qu'on la craint moins; c'est que, sans s'en apercevoir, on se résigne au sort commun des êtres qu'on voit sans cesse mourir et renaître autour de soi; c'est qu'après avoir satisfait pendant un certain nombre d'années à des ouvrages que la nature ramène tous les ans, on s'en détache, on s'en lasse, les forces se perdent, on s'affaiblit, on désire la fin de la vie, comme après avoir bien travaillé, on désire la fin de la journée; c'est qu'en vivant dans l'état de nature, on ne se révolte pas contre les ordres que l'on voit s'exécuter si nécessairement et si universellement; c'est qu'après avoir fouillé la terre tant de fois, on a moins de répugnance à y descendre; c'est qu'après avoir sommeillé tant de fois sur la surface de la terre, on est plus disposé à sommeiller un peu au-dessous; c'est, pour revenir revenir une des idées précédentes, qu'il n'y a personne parmi nous qui, après avoir beaucoup fatigué, n'ait désiré son lit, n'ait vu approcher le moment de se coucher avec un plaisir extrême; c'est que la vie n'est, pour certaines personnes, qu'un long jour de fatigue et la mort qu'un long sommeil, et le cercueil qu'un lit de repos et la terre qu'un oreiller où il est doux à la fin d'aller mettre la tête pour ne plus la relever. Je vous avoue que la mort considérée sous ce point de vue, et après les longues traverses que j'ai essuyées, m'est on ne peut plus agréable. Je veux m'accoutumer de plus en plus à la voir ainsi.»
Il se souvint sans doute de cette résolution, lorsque la mort de Mlle Volland vint troubler la quiétude dont il jouissait depuis son retour de Russie et qu'il dépeint dans la dédicace de l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron; car, s'il lui donna des larmes, «il se consola, dit sa fille, par la pensée qu'il ne lui survivrait pas longtemps.»
Au lendemain d'un triomphe sans exemple, Voltaire succombait dans la lutte que la nature livrait depuis quatre-vingts ans à son faible organisme; un suicide est peut-être la cause de la mystérieuse disparition disparition Rousseau; Diderot, qui devait leur survivre six ans, s'éteignit après avoir goûté la paix qu'il avait tant de fois souhaitée, mais que son amie n'était plus là pour partager.
Une promenade dans les bois de Meudon ou de Bellevue, au bras de M. Belle, le joaillier, «son ami depuis quarante ans»; des visites à sa fille pendant lesquelles ses petits-enfants s'endormaient sur ses genoux sans qu'il remuât de crainte de les éveiller[13]; de rares lettres aux solliciteurs qui venaient frapper encore à une porte si longtemps ouverte; puis une lente décadence dont nul ne s'apercevait, car il avait toujours «le même feu dans la conversation et la même douceur»; enfin, la mort telle qu'il l'avait espérée, non pas à la façon de César, mais au milieu des siens, voilà sa vieillesse et sa fin, digne couronnement d'une vie de travail, de dévouement et de bonté.
Diderot mort, sa bibliothèque et trente-deux volumes de manuscrits autographes ou recopiés partaient pour la Russie; mais Grimm, en donnant quelques détails sur ses derniers moments, ajoutait qu'il y avait plusieurs de ses ouvrages dont l'amitié de Diderot avait bien voulu lui confier la première minute: «Ce dépôt nous est d'autant plus précieux que nous ne nous permettrons jamais d'en faire un autre usage que celui que nous en avons fait jusqu'ici de son aveu, dans ces feuilles auxquelles il n'avait cessé de prendre un intérêt que nos efforts ne sauraient suppléer et qui suffirait seul pour nous laisser d'éternels regrets, quand nous partagerions moins vivement tous ceux dont la perte de cet homme célèbre afflige les lettres, la philosophie, et l'amitié.»
Ce legs précieux, qui fut certainement un des motifs de l'animadversion de Naigeon contre Grimm, permit à celui-ci d'insérer successivement dans sa Correspondance la Réfutation de l'Homme, la Religieuse, Jacques le fataliste, une partie des lettres à Falconet sur la postérité. Quand Mlle Volland était morte, ses héritiers avaient remis à Diderot les lettres qu'elle avait reçues de lui[14]; il en retrancha ce qu'il voulut et conserva peut-être les originaux. Grimm eut certainement à sa disposition les copies faites sous les yeux du philosophe; avec sa discrétion habituelle, il n'en prit, plus tard, pour alimenter ses feuilles, que les pages dont aucun contemporain ne pouvait se plaindre: c'est ainsi qu'à des dates très-rapprochées (février, mars et avril 1787) il fit connaître à sa royale clientèle l'apologue du rossignol, du coucou et de l'âne imaginé par Galiani, le fragment où Diderot résume les impressions de d'Holbach sur l'Angleterre et l'anecdote du sénateur vénitien amoureux contée par Gatti.
Trois ans après, Grimm, dénoncé comme un agent de l'étranger, quittait brusquement Paris, n'emportant, selon Meister, que les lettres intimes de Catherine II auxquelles il attachait un prix inestimable. Il y joignit sans doute celles de Diderot à Mlle Volland, car le libraire Buisson, qui publia en 1796 la Religieuse et Jacques le fataliste (sur les copies provenant du cabinet de Grimm et non sur celles dont Naigeon fit usage) n'aurait pas laissé inédit un recueil aussi précieux. Naigeon, dans son édition et dans ses Mémoires, est muet sur cette liaison de son maître; il dut pourtant connaître celle qui la provoqua et peut-être transcrire plus d'une des lettres qu'elle avait reçues. Dans les éditions Belin et Brière, un seul morceau (l'importante dissertation sur le sens du mot instruit) complète les trois passages révélés en 1813, lors de la publication de la Correspondance de Grimm.
Par quelle suite de hasards un homme de lettres français naturalisé russe, Jeudy-Dugour[15], eut-il entre les mains un ensemble d'œuvres qui semblaient à jamais perdues? Comment fut-il à même de vendre à Paulin