Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot

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Lettres à Mademoiselle de Volland - Dénis Diderot

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N'est-il pas vrai que vous m'aimeriez mieux mort que méchant? Aimez-moi donc toujours afin que je craigne toujours le vice. Continuez de me soutenir dans le chemin de la bonté. Qu'il est doux d'ouvrir ses bras quand c'est pour y recevoir et pour y serrer un homme de bien! c'est cette idée qui consacre les caresses: qu'est-ce que les caresses de deux amants, lorsqu'elles ne peuvent être l'expression du cas infini qu'ils font d'eux-mêmes? Qu'il y a de petitesse et de misère dans les transports des amants ordinaires! qu'il y a de charmes, d'élévation et d'énergie dans nos embrassements! Venez, ma chère Sophie, venez; je sens mon cœur échauffé. Cet attendrissement qui vous embellit va paraître sur ce visage. Il y est. Ah! que n'êtes-vous à côté de moi pour en jouir! Si vous me voyiez dans ce moment que vous seriez heureuse! que ces yeux qui se mouillent, que ces regards, que toute cette physionomie serait à votre gré! et pourquoi s'opiniâtrent-ils à troubler deux êtres dont le ciel se plaisait à contempler le bonheur? ils ne savent pas tout le mal qu'ils font; il faut leur pardonner. Je ne vous verrai point ce matin. Je ne trouverai point M. Petit chez lui, et je suis arrêté chez moi par M. de Ximènes. J'ai passé la nuit à lire sa tragédie, dont j'ai fait un extrait pour Grimm[4]. J'irai ce soir à la comédie nouvelle, et c'est encore pour lui que j'irai[5]. Les trois belles âmes que la vôtre, la sienne et la mienne! s'il m'en manquait une des deux, qui est-ce qui remplirait ce vide terrible? Vivez tous deux, si vous ne voulez pas que je sois un jour la voix qui crie dans le désert.

      Je serai dans le parterre, vers le fond et dans le milieu; c'est de là que mes yeux vous chercheront. Je m'en reviendrai après la petite pièce, ou peut-être avant, jeter sur le papier mes idées et travailler pour mon ami. Je serai demain, à midi, où vous m'attendez. J'y serai sans faute. Combien je sacrifie de moments doux à votre mère! J'ai un peu rêvé à la répugnance de votre sœur. Elle ne m'estime donc pas assez pour me voir enfermé dans la même boîte avec elle? Mais ce n'est pas cela, ma Sophie; peut-être craint-elle qu'un jour que vous serez ou que vous ne serez plus, cette boîte... Cette mère empêchera donc toutes les choses douces et innocentes que nous méditerons... Dites-lui qu'on peut arranger les deux portraits comme il lui plaira...; dites-lui que je suis un homme de bien, que rien ne me fera changer pour vous...; dites-lui que j'ai atteint l'âge où l'on ne change plus de caractère...; dites-lui combien je serais flatté, combien vous seriez heureuse de tenir, de sentir, de regarder elle et moi, moi et elle... Transportez-la au moment où vous vous séparerez, elle pour s'en retourner à Châlons, vous pour revenir à Paris... Vous refuser son portrait, c'est se détacher du vôtre... Madame, pesez bien tout, et ne contristez pas votre sœur. Suivez l'impulsion de votre âme, elle vous conseillera toujours bien. J'aime qu'on ait des vues délicates; j'aime aussi qu'on les néglige quelquefois... Il suffit de pouvoir se dire dans l'avenir: J'y avais pensé... Il est bien singulier que ce soit un jaloux qui tienne ces discours et qui insiste... Est-ce que je suis désabusé?... Je ne sais. Je sens seulement que je souhaite vivement une chose qui m'aurait chagriné, si elle s'était faite sans mon aveu; elle m'aurait beaucoup chagriné, et je la souhaite beaucoup; et c'est une complaisance dont je saurais un gré infini à Mme Le Gendre, parce que c'est une manière de vous obliger que vous préféreriez à toute autre...

      Si votre sœur se résout à ce que nous lui demandons et que vous nous ayez tous les deux, Sophie, prenez garde, ne la regardez pas plus tendrement que moi; ne la baisez pas plus souvent. Si cela vous arrive, je le saurai. Adieu, mon amie, à demain. O la belle soirée que celle d'hier! Vous êtes bien touchée, bien tendre; et Mlle Boileau avait de l'esprit comme un ange; elle était heureuse de votre bonheur et du mien, cela est d'une âme charmante.

      III

      ... Juillet 1759.

      Bonjour, mon ami. Je ne vous vis point hier. Le Baron, qui agit fort librement avec ses amis, ne dînait point hier chez lui. J'allai au Palais-Royal, et je recommandai au portier de notre ami de recevoir une lettre pour moi, s'il en venait une. J'y passai le soir; point de lettre.

      Je ne vous verrai point encore aujourd'hui, à moins que ce ne soit sur le soir. S'il faisait un temps bien orageux, bien pluvieux, bien noir, je me jetterais dans un fiacre, et j'arriverais. Puisse-t-il faire ce temps! puissé-je voir mon amie! Dites-moi pourquoi je vous trouve plus aimable de jour en jour. Ou me cachiez-vous une partie de vos qualités, ou ne les apercevais-je pas? Je ne saurais vous rendre l'impression que vous fîtes sur moi pendant le petit moment que nous passâmes ensemble avant-hier. C'est, je crois, que vous m'aimez davantage. Voilà le billet que je reçois à l'instant du Baron, et voilà une lettre que je reçus hier pour Mlle Boileau. Présentez-lui mon respect; et vous, ma Sophie, croyez-moi pour jamais tout ce que vous savez que je vous suis. Voilà aussi quelques papiers que vous désirez de voir.

      IV

      Paris, le 10 juillet.

      J'écris sans voir. Je suis venu; je voulais vous baiser la main et m'en retourner. Je m'en retournerai sans cette récompense; mais ne serai-je pas assez récompensé si je vous ai montré combien je vous aime? Il est neuf heures, je vous écris que je vous aime. Je veux du moins vous l'écrire; mais je ne sais si la plume se prête à mon désir. Ne viendrez-vous point pour que je vous le dise et que je m'enfuie? Adieu, ma Sophie, bonsoir; votre cœur ne vous dit donc pas que je suis ici? Voilà la première fois que j'écris dans les ténèbres: cette situation devrait m'inspirer des choses bien tendres. Je n'en éprouve qu'une: je ne saurais sortir d'ici. L'espoir de vous voir un moment m'y retient, et j'y continue de vous parler, sans savoir si j'y forme des caractères. Partout où il n'y aura rien, lisez que je vous aime.

      V

      Paris, le 15 juillet.

      Voilà la lettre de Grimm. Je l'ai relue avant que de vous l'envoyer. Imaginez sa douleur lorsqu'il aura appris que celui qui lui disait en l'embrassant, il y a quelques mois: «Voilà pour mon fils, voilà pour ma fille, voilà pour ma petite-fille», n'est plus. Il s'est endormi entre les bras de deux de ses enfants, sans douleur, sans agonie et sans efforts. Mon père n'était pas un de ces hommes qu'on oubliait quand on l'avait connu. Grimm se ressouviendra de lui et le pleurera. Vous adoucirez l'idée que j'en garderai, elle ne me quittera pas même à côté de vous; mais ce qu'elle a de touchant et de mélancolique se fondant avec les impressions de tendresse que je reçois de vous, il résultera de ce mélange un état tout à fait délicieux. Ah! s'il pouvait devenir habitude! il ne s'agit que d'être bon amant et bon fils, homme bien reconnaissant et bien tendre, et il me semble que j'ai ces deux qualités. On n'éprouverait plus cette joie bruyante; l'âme ne s'ouvrirait que par intervalle; mais le rayon de gaieté qui s'en échapperait, semblable au rayon de lumière qui descend du ciel dans un jour nébuleux et couvert, n'en aurait que plus d'éclat et d'effet. Celui de notre tristesse sur les autres est bien singulier. N'avez-vous pas remarqué quelquefois à la campagne le silence subit des oiseaux, s'il arrive que dans un temps serein un nuage vienne à s'arrêter sur un endroit qu'ils faisaient retentir de leur ramage? Un habit de deuil dans la société, c'est le nuage qui cause en passant le silence momentané des oiseaux. Il passe et le chant recommence.

      Comment vous portez-vous aujourd'hui? Avez-vous bien dormi? Dormez-vous quelquefois comme moi, les bras ouverts? Que vos regards étaient tendres hier! combien ils le sont depuis quelque temps! Ah! Sophie, vous ne m'aimiez pas assez, si vous m'aimez aujourd'hui davantage... Si vous m'avez écrit un petit mot, je saurai comment le reste de la soirée d'hier s'est passé... Mais lisez donc l'histoire de cet abbé de Prades[6]... Quel abominable homme! malheureusement il y en a beaucoup de pareils... Bonjour, ma tendre amie; je vous embrasse; je vous aime toujours; ils n'en croiront rien; mais cela sera en dépit de tous les proverbes, fussent-ils de Salomon! Cet homme-là avait trop de femmes pour entendre quelque chose à l'âme de l'homme de bien, qui n'en estime et n'en aime qu'une.

      VI

      ...

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