L'Holocauste: Roman Contemporain. Ernest La Jeunesse
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Quelle délicieuse sensation, cette peur de te perdre tandis que je te possède!
Et tout est délicieux: ma main se joue, s'égare en tes cheveux, en leur lourde fraîcheur; elle les agite comme un fragile hochet et s'en lie pour toujours, elle en couvre ton front, ta joue, tes épaules, t'en fait mille voiles, mille cadres à tes yeux.
Tu veux parler?
C'est pour me forcer à boucher ta bouche de ma bouche.
Je ne parle pas. Fais comme moi. «Je t'aime... je t'aime...» Et à nous deux nous faisons, n'est-ce pas? un bon petit néant. Un petit néant grand comme l'univers et plus grand puisque c'est tout l'amour de l'univers.
La lampe a disparu, le lit s'est dérobé: nous sommes en une poudre d'étoile, en une molle buée de ciel, nous sombrons en un gouffre de beauté.
Nous allons parler maintenant; de notre cher néant, des mots et des paroles, des vers vont monter, à peine, d'abord, comme une apparition de sainte, puis vont se précipiter comme un torrent lumineux: nous allons dire ce qu'on appelle des riens et nous allons nous passer notre âme, en fraude, dans des mots vides.
Et nous allons dormir peut-être, la main dans la main, comme des écoliers de l'école de Silence, comme des anges qui, au retour de l'exil, se rappellent peu à peu comment on doit dormir pour faire plaisir au bon Dieu.
Les rêves sublimes sont là, tout près; les jolis rêves se préparent, sur le bout du pied, les yeux grands ouverts à mesure que nos yeux se ferment, les rêves immenses se déploient sans bruit pour nous surprendre, ils vont envahir notre horizon et danser—sur nous, autour de nous,—la sarabande des espoirs, la ronde des ambitions satisfaites, le galop de la grandeur et de la puissance.
Fermons les yeux, chérie, fermons les yeux sur les si récents, sur les impérissables souvenirs qui, de nos corps, se distillent en nos cœurs et qui, comme une source de joie, emplissent jusqu'au bord la coupe de nos âmes, car nos âmes sont revenues, oui, Madame, et s'étirent et se remettent à vibrer—pas très fort—comme une belle fanfare, comme une gentille harpe. Ah! les mutines! Tu ne sais pas ce qu'elles font? Elles se content et content nos étreintes, en font une cantate, les traduisent en langage céleste, en font de l'idéal, tel quel, et c'est céleste, c'est admirable, c'est divin. Et puis si ça vous amuse...
Bonsoir, nous allons dormir.
Eh quoi? qui se dresse à mes côtés? qui s'effare?
C'est toi, toi, chérie? Tu ne t'endors pas. Tu parles?
Une grande phrase. «Chéri, il faut que je parte. Quelle heure est-il?»
Partir!
Partir?
Pourquoi?
Ah! mon Dieu, je me rappelle.
Je ne veux pas me rappeler. C'est trop long. Je sens seulement que je vais pleurer.
Je ne sais pas l'heure qu'il est, chérie. J'avais une montre, il y a longtemps, quand j'étais tout petit. Elle s'est fatiguée, elle s'est cassée—de n'être jamais à l'heure du collège. Je n'ai plus eu de montre depuis. J'ai attendu les heures et j'ai toujours eu le dernier mot avec elles parce qu'elles avaient moins de patience et moins d'impatience que moi. Elles se vengent. Je te dirai l'heure cependant.
Il y a autour de cette chambre des gens qui vendent du pain, du vin et qui ont des horloges—par coquetterie.
Je vais m'habiller et sortir vers l'heure, vers l'heure malfaisante qui te chasse et qui m'isole.
Je ne suis plus nu, je ne suis plus l'être qui t'a aimée.
Je suis le monsieur qui passe, qui passe devant les horloges, pour souffrir.
Je suis dans la rue.
Je cherche. Je ne sais plus ce que je cherche. Je suis seul. J'ai aimé la solitude, j'ai aimé les longues courses au hasard, les promenades à l'aventure, la quête du néant.
Mais aujourd'hui il me semble qu'on m'a coupé des bras et des jambes, les jambes et les bras qui m'enserraient tout à l'heure, qu'on m'a coupé les cheveux, les cheveux où je me suis perdu, qu'on m'a arraché la bouche, les yeux et le cœur.
Je me sens nu sous mes vêtements, je me sens impudique et ridicule sous ma loque de passant.
Je rentre, je me précipite, je me meurtris aux bras adorés, aux lèvres que j'ai meurtries, aux cheveux que j'ai échevelés: je presse, j'étreins, je tâche à me faire petit au creux de tes seins et de ton amour, à m'ensevelir en toi, je m'enfonce en toi, en ton cher corps et je pleure, je pleure...
Tu t'effares: «Qu'as-tu? il est si tard?»
Non, il n'est pas si tard, chérie.
Il est tôt, il est étrangement tôt. C'est l'aube et l'aube hésitante de ma vie, c'est la minute où je nais amant.
Tu as commencé à t'habiller en attendant.
Ah! reste nue puisque tu as voulu être nue!
Mais tu as ton idée. «Tu ne me dis pas l'heure.»
Je ne sais pas, chérie. J'ai voulu te défendre contre l'heure, j'ai voulu être défendu par toi contre l'heure. Le rempart jumeau, le double rempart de nos corps contre l'heure, l'heure mesquine qui amène en sourdine la fatigue, la vieillesse et la mort...
Tu t'entêtes.
«Quel enfant! Mais mon petit, il faut cependant que je sache l'heure.»
Il faut aussi que nous soyons heureux.
Mais l'heure, ton heure, je veux te la jeter. Tu t'en couvriras les épaules comme d'un manteau de misère, tu égrèneras toutes ses secondes comme une pluie de cendres sur la cendre de tes cheveux; mais c'est rageusement que je retourne la prendre, d'une traite, entre deux baisers et ton baiser encore tiède sur moi, m'enveloppant tout entier contre l'air froid de la rue... «Oui, il est temps que je parte. Il est grand temps.»
Le temps! le temps! c'est comme une profanation, c'est comme un vieillard qui se glisse entre notre amour et qui te tire, hypocrite, par les cheveux, par les épaules...
Tu es levée.
Tu termines ta toilette, ta toilette de fuite. Amoureuse qui va rentrer dans le siècle, tu t'enroules dans tes parures de femme: on ne se doutera pas dans la rue que tu es un sanctuaire de tendresse, un autel de passion, un chemin de foi et d'ardeur.
Mais tu as froid: ah! chérie! il n'y a pas de feu ici: c'est ma faute. J'aurais dû penser au froid, je n'ai pensé qu'à toi.
Je suis un amant novice, je n'ai aimé personne avant toi et tu es ma première femme. N'insistons pas: c'est ridicule. Je connais pour avoir lu de mauvais contes, pour avoir vu de mauvais dessins, les rencontres brèves et leurs accessoires. Il n'y a pas d'accessoires ici.
Tu grelottes un peu: c'est de n'avoir plus