L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche. Miguel de Cervantes Saavedra
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Читать онлайн книгу L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche - Miguel de Cervantes Saavedra страница 46
C'est aussi mon avis, dit don Quichotte; et, passant au troisième, il lui adressa la même question.
Celui-ci, sans se faire tirer l'oreille, répondit d'un ton dégagé:
Moi je m'en vais pour cinq ans aux galères, faute de dix ducats.
J'en donnerai vingt de bon cœur pour vous en dispenser, dit don Quichotte.
Il est un peu trop tard, repartit le forçat; cela ressemble fort à celui qui a sa bourse pleine au milieu de la mer, et qui meurt de faim faute de pouvoir acheter ce dont il a besoin. Si j'avais eu en prison les vingt ducats que vous m'offrez en ce moment, pour graisser la patte du greffier, et pour aviver la langue de mon avocat, je serais à l'heure qu'il est à me promener au beau milieu de la place de Zocodover à Tolède, et non sur ce chemin, mené en laisse comme un lévrier. Mais, patience! chaque chose a son temps.
Le quatrième était un vieillard de vénérable aspect, avec une longue barbe blanche qui lui descendait sur la poitrine. Il se mit à pleurer quand don Quichotte lui demanda ce qui l'avait amené là, et celui qui suivait répondit à sa place: Cet honnête barbon va servir le roi sur mer pendant quatre ans, après avoir été promené en triomphe par les rues, vêtu magnifiquement.
Cela s'appelle, je crois, faire amende honorable, dit Sancho.
Justement, répondit le forçat, et c'est pour avoir été courtier d'oreille et même du corps tout entier; c'est-à-dire que ce gentilhomme est ici en qualité de Mercure galant, et aussi pour quelques petits grains de sorcellerie.
De ces grains-là, je n'ai rien à dire, reprit don Quichotte; mais s'il n'avait été que messager d'amour, il ne mériterait pas d'aller aux galères, si ce n'est pour être fait général. L'emploi de messager d'amour n'est pas ce qu'on imagine, et pour le bien remplir il faut être habile et prudent. Dans un État bien réglé, c'est un office qui ne devrait être confié qu'à des personnes de choix. Il serait bon, pour ces sortes de charges, de créer des contrôleurs et examinateurs comme il y en a pour les autres; ceux qui les exercent devraient être fixés à un certain nombre, et prêter serment: par là on éviterait beaucoup de désordres provenant de ce que trop de gens se mêlent du métier, gens sans intelligence, pour la plupart, sottes servantes, laquais et jeunes pages, qui dans les circonstances difficiles ne savent plus reconnaître leur main droite d'avec leur main gauche, et laissent geler leur soupe dans le trajet de l'assiette à la bouche. Si j'en avais le temps, je voudrais donner mes raisons du soin qu'il convient d'apporter dans le choix des gens destinés à un emploi de cette importance; mais ce n'est pas ici le lieu. Quelque jour j'en parlerai à ceux qui peuvent y pourvoir. Aujourd'hui je dirai seulement que ma peine à la vue de ce vieillard, avec ses cheveux blancs et son vénérable visage, si durement traité pour quelques messages d'amour, a quelque peu cessé quand vous avez ajouté qu'il se mêlait aussi de sorcellerie, quoiqu'à dire vrai, je sache bien qu'il n'y a ni charmes ni sortiléges au monde qui puissent influencer la volonté, comme le pensent beaucoup d'esprits crédules. Nous avons tous pleinement notre libre arbitre, contre lequel plantes et enchantements ne peuvent rien. Ce que font quelques femmelettes par simplicité, quelques fripons par fourberie, ce sont des breuvages, des mixtures, au moyen desquels ils rendent les hommes fous en leur faisant accroire qu'ils ont le secret de les rendre amoureux, tandis qu'il est, je le répète, impossible de contraindre la volonté.
Cela est vrai, dit le vieillard, et pour ce qui est de la sorcellerie, seigneur, je n'ai rien à me reprocher. Quant aux messages galants, j'en conviens; mais je ne croyais pas qu'il y eût le moindre mal à cela, je voulais seulement que chacun fût heureux. Hélas! ma bonne intention n'aura servi qu'à m'envoyer dans un lieu d'où je pense ne plus revenir, chargé d'ans comme je suis, et souffrant d'une rétention d'urine qui ne me laisse pas un moment de repos.
A ces mots le pauvre homme se remit à pleurer de plus belle, et Sancho en eut tant de compassion, qu'il tira de sa poche une pièce de quatre réaux et la lui donna.
Passant à un autre, don Quichotte lui demanda quel était son crime. Le forçat répondit d'un ton non moins dégagé que ses camarades.
Je m'en vais aux galères pour avoir trop folâtré avec deux de mes cousines germaines, et même avec deux autres cousines qui n'étaient pas les miennes. Bref, nous avons joué ensemble aux jeux innocents, et il s'en est suivi un accroissement de famille tellement embrouillé que le plus habile généalogiste aurait peine à s'y reconnaître. J'ai été convaincu par preuves et témoignages. Les protections me manquant, l'argent aussi, je me suis vu sur le point de mourir d'un mal de gorge; cependant je n'ai été condamné qu'à six ans de galères: aussi n'en ai-je point appelé, crainte de pis. J'ai mérité ma peine; mais je me sens jeune, la vie est longue, et avec le temps on vient à bout de tout. Maintenant, seigneur, si Votre Grâce veut secourir les pauvres gens, qu'elle le fasse promptement. Dieu la récompensera dans le ciel, et nous le prierons ici-bas pour qu'il vous donne santé aussi bonne et vie aussi longue que vous le méritez.
Ce dernier portait un habit d'étudiant, et un des gardes dit que c'était un beau parleur qui savait son latin.
Derrière tous ceux-là venait un homme d'environ trente ans, bien fait et de bonne mine, si ce n'est qu'il louchait d'un œil; il était autrement attaché que les autres, car il portait au pied une chaîne si longue qu'elle lui entourait tout le corps, puis deux anneaux de fer au cou, l'un rivé à la chaîne, et l'autre de ceux qu'on appelle PIED D'AMI, d'où descendaient deux branches allant jusqu'à la ceinture, et aboutissant à deux menottes qui lui serraient si bien les bras, qu'il ne pouvait porter les mains à sa bouche, ni baisser la tête jusqu'à ses mains. Don Quichotte demanda pourquoi celui-là était plus maltraité que les autres.
Parce qu'à lui seul il est plus criminel que tous les autres ensemble, répondit le garde; il est si hardi et si rusé, que même en cet état nous craignons qu'il ne nous échappe.
Quel crime a-t-il donc commis, s'il n'a point mérité la mort? dit don Quichotte.
Il est condamné aux galères pour dix ans, reprit le commissaire, ce qui équivaut à la mort civile. Au reste, il vous suffira de savoir que cet honnête homme est le fameux Ginez de Passamont, autrement appelé Ginesille de Parapilla.
Doucement, s'il vous plaît, seigneur commissaire, interrompit le forçat, et n'épiloguons point sur nos noms et surnoms; je m'appelle Ginez et non pas Ginesille; Passamont est mon nom de famille, et point du tout Parapilla, comme il vous plaît de m'appeler. Que chacun à la ronde s'examine, et, quand on aura fait le tour, ce ne sera pas temps perdu.
Tais-toi, maître larron, dit le commissaire.
L'homme va comme il plaît à Dieu, repartit Passamont; mais un jour on saura si je m'appelle ou non Ginesille de Parapilla.
N'est-ce pas ainsi qu'on t'appelle, imposteur? dit le garde.
C'est vrai, répondit Ginez; mais je ferai en sorte qu'on ne me donne plus ce nom, ou je m'arracherai la barbe jusqu'au dernier poil. Seigneur chevalier, dit-il en s'adressant à don Quichotte, si vous voulez nous donner quelque chose, faites-le promptement, et allez-vous-en en la garde de Dieu, car tant de questions sur la vie du prochain commencent à nous ennuyer; s'il vous plaît de connaître la mienne, sachez que je suis Ginez de Passamont, dont l'histoire est écrite par les cinq doigts de cette main.
Il dit vrai, ajouta le commissaire; lui-même a écrit son histoire, et l'on dit même que c'est un morceau fort curieux; mais il a laissé le livre en gage dans la prison pour deux cents réaux.
J'espère bien le retirer, reprit Passamont, fût-il engagé pour deux