Haine d'amour. Daniel Lesueur

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Haine d'amour - Daniel Lesueur

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considérables. Ce fut pour lui le commencement de la fortune. Depuis lors—c’est-à-dire au cours de dix années—le nom de Robert Dalgrand s’était attaché à des travaux dont quelques-uns comptaient parmi les plus hardis de ce dernier quart de siècle. Mais la plupart avaient été exécutés à l’étranger. Aussi la célébrité du jeune homme, d’ailleurs assez spéciale, n’était-elle pas établie à Paris, où l’on n’admet guère, à quelques éclatantes exceptions près, que les gloires du boulevard. Aujourd’hui Robert avait trente-trois ans, il était riche, et il nourrissait une ambition: c’était de se consacrer à quelque œuvre française, de vaincre au profit de sa renommée les préjugés d’une patrie où fleurissaient à son encontre la hiérarchie, le fonctionnarisme et les diplômes.

      Vincent de Villenoise achevait à peine d’ébaucher ce récit, quand le landau s’arrêta devant la maison du boulevard Malesherbes où demeurait le général Méricourt. D’autres voitures, du même style banal, mêlées de quelques victorias ou coupés de maître, stationnaient en longue file au bord du trottoir. Près de la porte cochère, des badauds s’attroupaient. Un petit patronnet, sa manne sur la tête, ricana lorsqu’il eut vu passer Mme Pirard:

      —Ah! là, là... Mince de tourte!... J’vas recommander le moule au patron.

      En bas, le vestibule était transformé en un buisson de plantes vertes, entre lesquelles un passage donnait accès à l’escalier. C’était une grande maison de rapport, dont le général n’occupait que le troisième étage. Aux deux premiers paliers, parmi d’autres plantes vertes, les locataires entr’ouvraient leurs portes pour voir descendre le cortège.

      Mme Pirard s’arrêta; la respiration lui manquait. Vincent saisit cet instant pour lui dire:

      —Pardon... Mais je ne suis pas au courant de la famille... Je ne voudrais pas commettre d’impair. La générale Méricourt est morte, n’est-ce pas?

      La dame inclina la tête, désespérant de dire: «Oui». Et elle n’avait pas encore repris haleine assez pour parler quand, avec elle, Vincent de Villenoise entra dans le grand salon.

      Une foule de toilettes claires mêlées à des habits noirs papillotèrent devant les yeux du jeune homme. Il hésitait. Mais tout de suite quelqu’un s’avança, lui prit la main, et la lui serra d’une telle étreinte qu’il en fut remué. C’était Robert Dalgrand.

      —Toi, enfin!... mon cher Vincent... Quel bonheur!

      —Mon vieux Robert... Tous mes vœux, tu sais... De toute mon âme!...

      A dire cela, de Villenoise s’émut lui-même, en découvrant avec quelle vivacité de désir, quelle chaleur d’affection, il souhaitait le bonheur de son ami. L’ennui qu’il éprouvait tout à l’heure de la «corvée» de cette noce s’effaçait dans la commotion profonde de cette poignée de main.

      Troublé de se sentir brusquement tout autre, il s’inclinait maintenant devant le général. Celui-ci était en costume civil, n’ayant pas remis son uniforme depuis plus de deux ans qu’il avait pris sa retraite. C’était un homme âgé, marié fort tard, et connu pour le culte qu’il gardait à la mémoire de sa femme, comme pour la passion de tendresse dont il enveloppait ses deux filles. Vincent remarqua sa haute taille, sa grosse moustache blanche, ses petits yeux expressifs et bons, puis, à son cou, la cravate rouge de la Légion d’honneur.

      Mais aussitôt Robert l’entraînait à l’écart.

      —Je suis heureux, Vincent... Oh! si tu savais comme je suis heureux!

      A cette affirmation, une sorte de frisson interne refroidit M. de Villenoise. L’ardeur qu’il avait mise à souhaiter la félicité de son ami venait-elle donc de ce que, tout à l’heure encore, il doutait de cette félicité? D’où procède cette vague mais indéniable souffrance que cause l’affirmation trop éclatante du bonheur des autres? Est-ce la jalousie simple et basse, ou le sentiment que notre existence et notre affection sont alors réduites au minimum d’importance pour eux?

      Comme son ami s’éloignait pour souhaiter la bienvenue à d’autres personnes, Vincent le suivit du regard.

      Le héros de la fête dépassait plus ou moins par la taille tous les hommes qui se trouvaient là. Le général seul était presque aussi grand que lui. Mais le général, auprès de son futur gendre, semblait un peuplier dans le voisinage d’un chêne. Robert avait des épaules proportionnées à sa haute stature, des membres d’athlète, dont on voyait, sous le drap fin de l’habit noir, jouer les muscles avec une aisance robuste qui n’était pas sans grâce; hors de son col blanc s’érigeait un cou solide, et, surmontant ce cou, une tête brune et douce, aux traits réguliers, aux yeux d’enfant. Il portait la barbe, ainsi que son ami de Villenoise, mais une barbe plus drue, moins élégante, et foncée comme la coque d’une châtaigne mûre. C’était un superbe garçon, chez qui peut-être on eût découvert plus vite que chez l’autre les traces de l’hérédité plébéienne. La simplicité de ses manières, l’intelligence de sa physionomie, le charme persuasif de sa voix, lui donnaient, il est vrai, une toute particulière distinction. Mais il n’avait pas l’affinement que de Villenoise devait à de plus lointaines habitudes de luxe ainsi qu’à tous les sports les plus choisis de l’esprit et du corps.

      Cependant, parmi les nombreux invités réunis dans ce salon, les conversations languissaient; les yeux se tournaient vers une porte intérieure; des messieurs regardaient leur montre; la mariée se faisait attendre. Et sa sœur Gilberte, la demoiselle d’honneur de Vincent, l’aidait sans doute à terminer sa toilette, car le jeune homme l’avait en vain demandée à Robert.

      Lui seul, de Villenoise, ne sentait pas cet énervement de l’heure qui passe, car, ne connaissant personne parmi tout ce monde, il s’enfonçait en lui-même, se perdait dans ses souvenirs d’enfance, où se mêlait l’image de Dalgrand.

      Dans ce recul, cette image lui paraissait presque plus familière. En effet, durant les dernières années, Robert, ayant vécu presque constamment hors de France, s’enveloppait d’un peu d’inconnu pour l’affection dépaysée de son ancien camarade.

      Maintenant Vincent le revoyait gamin de six ans, dans la cour de l’école communale, qui lui tendait la moitié de sa tartine de quatre heures.

      Oh! cette moitié de tartine... Parfois elle avait apaisé les affres d’une faim véritable chez le chétif garçonnet qu’il était alors lui-même. Car la misère, chez les Bertet, avait été épouvantable, alors que, pour lancer l’apéritif, l’inventeur en arrivait aux expédients désespérés. La réclame, après avoir dévoré le fonds de commerce, les économies, le crédit du négociant, absorbait les meubles, les vêtements, la nourriture du ménage: elle épuisa le sang et la vie de Mme Bertet, qui en mourut. Et nulle clientèle ne venait à l’apéritif. Alors, comme il ne pouvait pas en vendre, son inventeur en donna. Il distribua sa liqueur aux cafetiers, aux débitants de boissons; il en fit charger à bord des navires, qui l’emportèrent dans le monde entier. Les marchands, désormais ayant tout à gagner, forcèrent la vente. Et la hantise du mot finalement opéra... C’était bien sur cela qu’il avait compté, le petit droguiste que ses voisins traitaient de fou. Il jouait une martingale avec la destinée. L’important était—comme pour toute martingale—qu’il pût renouveler ses enjeux jusqu’à ce que la chance eût tourné. Il ne possédait plus un centime, et il cherchait autour de son taudis un clou pour se pendre, quand la première commande lui arriva. Le lendemain il en vint dix, le surlendemain trente... Et ce fut une marée sans reflux: le flot des millions monta, creva sa porte, envahit tout. A peine avait-il

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